Le Québec et le Canada accusent un retard dans la mise en place de systèmes de budgétisation des soins

Il y a des pays, comme l’Angleterre, la France et la Suède, qui en sont
arrivés à mesurer l’efficience des soins de santé tant du côté de la
qualité que des coûts réels. Pareil exercice nécessite l’application de
règles rigoureuses, et tant le Canada que le Québec traîneraient de la
patte dans ce domaine. Analyse d’un spécialiste du réseau de la santé.

Michel Clair fut ministre et président du Conseil du trésor. Il a aussi
fouillé les entrailles du système de santé en 2000 à titre de président
de la commission qui portait son nom; celle-ci a remis un rapport-choc
en 2001.

Depuis quelques années, ce gestionnaire occupe le poste de
président et chef de la direction du Groupe Sedna et il a visité
plusieurs pays pour en connaître les tenants et les aboutissants en
matière de santé. Il accepte volontiers la proposition de réfléchir et
de répondre à ce questionnement: existe-t-il des barèmes, des balises,
des bases, des références ou des modèles qui servent à mesurer
l’efficience et la qualité des services dispensés en santé par le
secteur privé et le secteur public?

Sa réponse tient en deux points majeurs et il cerne le premier:
«C’est une question complexe que celle-là. Les systèmes de santé
d’autres pays qui recourent au privé et au public dans un esprit
d’efficience et de contrôle de la qualité font les choses de manière
très très différente de ce qu’on fait ici conceptuellement. Pour la
raison suivante: afin d’être en mesure d’établir de vraies
comparaisons, il faut d’abord que celui ou celle qui évalue soit placé
à distance parce que, si je mesure l’entreprise de mon fils avec celle
du vôtre, j’aurai peut-être un penchant.»

Il poursuit: «Une des difficultés de départ existe quand l’État,
qui est associé lui-même à la livraison de services, demande à ses
propres employés de faire la mesure de l’efficience et de la qualité en
comparaison avec le privé; ça penche d’un bord. À l’inverse, je dirais
que si vous demandez à un établissement qui est de tendance très privée
de faire le même exercice, là encore il y aura du parti pris. On a donc
besoin de quelqu’un ou d’un organisme qui est placé à distance; c’est
la première des choses sur le plan conceptuel pour dégager une vision
objective. Il faut se donner de l’objectivité.»

Le calcul des coûts réels

Michel Clair aborde le deuxième élément en cause: «Il faut qu’on
soit capable d’établir des coûts complets pour procéder à une vraie
comparaison, ce qui, au Canada en général et au Québec en particulier,
est très compliqué.» Pourquoi en est-il ainsi? «Je fournis une
explication très simple. Prenons une clinique privée de type Rockland
avec laquelle un hôpital public comme Sacré-Coeur a un contrat. En cas
de chirurgie, par exemple, il n’est pas trop compliqué du côté de
Rockland d’établir ses coûts complets. C’est pas mal plus problématique
du côté de l’établissement public de le faire, même si ce n’est pas sa
faute et même si ce n’est pas parce qu’il n’est pas bon.» Les
complexités administratives étatiques posent un obstacle à l’atteinte
d’un tel objectif dans le public.

Pour contrecarrer la difficulté du calcul des coûts complets, des
pays comme l’Angleterre, la France et la Suède ont introduit
progressivement une budgétisation par épisode de soins, qui porte
différents noms à travers le monde: «Cette méthode vient des États-Unis
et a été développée dans les années 1970-1980. Il y avait en présence
un payeur, soit les compagnies d’assurance, et des livreurs de
services, soit les hôpitaux américains.» Les deux parties, qui étaient
évidemment à couteaux tirés concernant les sommes à verser et à
recevoir, en sont finalement venues à une entente. Elles ont développé
une façon de budgétiser, qui n’a rien à voir avec le privé ou le
public, en prenant un grand nombre de chirurgies du même type pour en
arriver à établir des coûts unitaires complets de telles interventions
et pour fixer de la sorte un barème standard des prix à fixer.

Il se tourne à nouveau vers les pays où fonctionnent des régimes
mixtes. «Que je sois le gouvernement de l’Angleterre, de la France ou
de la Suède, j’établis des prix standard et je dis: maintenant, que tu
sois du public, du privé ou du sans but lucratif, peu importe le
système en vigueur, je tends à payer le prix qui est le même, le prix
standard, pour tel ou tel type de chirurgie.» Il ajoute: «Il peut
survenir de petits ajustements à la marge, compte tenu que, par exemple
dans le nord du pays en Angleterre, il y a un facteur de rétention de
ressources humaines qui change quelque peu la donne.»

Quant au volume le plus important, il évalue la situation de la
sorte: «Dans le fond, quand on regarde les êtres humains, je dirais
que, relativement aux services médicaux spécialisés d’aujourd’hui, 90 %
de ce qui se passe dans les hôpitaux, c’est du répétitif; il y a par
exemple de grands volumes pour les chirurgies de la cataracte et des
hanches. Pour ce qui est des petits volumes d’interventions, qui sont
l’exception et qui se passent dans les milieux extrêmement spécialisés,
ils ne font pas l’objet de tarification à l’acte, à ce moment-là ils
sont payés en fonction de blocs horaires ou autrement. Pour le reste,
on règle 80 % ou 90 % des cas.»

Du côté du Québec

Le Québec s’est-il déjà livré à un tel exercice de calcul en
surface ou en profondeur? «On a commencé à le faire, mais on s’est
arrêté et je pense qu’on s’apprête à recommencer. À la fin de son
dernier mandat, le ministre péquiste de la Santé, François Legault,
avait confié le mandat à un ancien secrétaire adjoint du Conseil du
trésor, Denis Bédard, de commencer à établir des coûts unitaires
complets. Ces travaux ont été stoppés à l’arrivée du ministre
Couillard, qui a pris un autre chemin pour conduire à cela. Il s’est
dit qu’il fallait d’abord établir des budgets régionaux et répartir
l’argent équitablement en fonction des profils de population, ce qui
devrait éventuellement conduire à des coûts unitaires similaires.»

Cela dit, il n’en formule pas moins ce constat: «Il reste que le
Québec et le Canada sont pas mal en retard là-dessus. Peu importe les
pays qui ont introduit du privé dans leur livraison de services, ils ne
l’ont pas fait n’importe comment ni pour n’importe laquelle fin. Ils
ont procédé en exigeant du privé et du public qu’ils soient budgétisés
de la même façon, et ce, pour des chirurgies données qui satisfont aux
mêmes standards de qualité.» En citant l’exemple de la Suède, dont le
réseau est privatisé dans une proportion d’environ 12 % à 15 % de sa
production, il souligne que le réseau public a véritablement harnaché
le privé, qui est en quelque sorte à son service dans ce pays: «Le
privé est toujours à contrat pour le public.»

Malgré cette réserve politique, Michel Clair se montre maintenant
favorable à la position actuelle du gouvernement, qui tente des
expériences-pilotes pour convertir progressivement les agences
régionales en acheteurs de services: «Par ailleurs, celles-ci
n’auraient plus d’affaire à contrôler les hôpitaux ou les CSS sur le
plan de leur organisation; elles ne peuvent être en même temps
acheteurs et livreurs de services, parce qu’il y a alors confusion des
rôles.»

Il tire ses conclusions en insistant sur un point: «On doit prendre
en compte la façon dont les États sont parvenus à harnacher le privé en
fonction de ses objectifs plutôt qu’en compétition, en adoptant une
budgétisation par épisode de soins à coût complet. Et, pour obtenir de
la qualité, il faut tout juste que ceux qui l’évaluent soient les mêmes
dans le public que dans le privé.»

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Collaborateur du Devoir