Rapport Broussy : ou comment adapter les vieux à la société libérale
Quelques commentaires sur le « Rapport Broussy »
mars 2013 – source : http://jerpel.fr/spip.php?article316
par Jérôme P.
Il y a tellement de choses à écrire sur les centaines de pages des trois rapports récemment rendus au Premier ministre pour préparer ce que le Gouvernement appelle « la future loi d’adaptation de la société au vieillissement » (et qui se profile déjà comme tout autre chose : nous publierons un article dans les prochaines semaines sur le sujet) qu’il faudrait aussi quelques centaines de pages pour les réunir.
Si ces rapports deviennent les bréviaires de la politique gérontologique de la France dans les années à venir, alors il faudra prendre le temps et l’espace pour ce travail. Si leur destin, en revanche, suit celui des précédents rapports autour des mêmes sujets, alors la tâche est inutile. On attendra donc un peu…
Mais en attendant, quand même, quelques remarques à chaud. Parce qu’il y a là quelques éléments qu’on ne peut laisser passer sans réagir, quelques aspects typiques des malentendus actuels sur la question du vieillissement, et l’amorce d’un changement de regard inquiétant.
Ordre alphabétique oblige, je commencerai par quelques mots sur le rapport signé par Luc Broussy : « L’adaptation de la société au vieillissement de sa population : France : Année zéro ! »
Ce dont nous ne parlerons pas
Nous ne ferons pas ici un résumé du rapport.
On en trouve un sur le site localtis.info
Nous ne nous étalerons pas non plus sur deux dimensions :
« L’accessibilité, la mobilité, le transport adapté, l’adaptation des logements, la lutte contre l’isolement social, la nécessité d’une information claire et accessible pour les familles, le développement du soutien aux aidants, l’organisation des services d’aide à domicile, la domotique et le développement des technologies de l’autonomie » :
ces sujets, dont le rapport nous dit qu’ils « intéressent autant les personnes en situation de handicap que les personnes vieillissantes », sont déjà abondamment traités et travaillés dans tous les travaux autour de l’accessibilité et du handicap.
Cette dimension, qui devrait d’ailleurs être tellement plus concrètement présente en France, qu’il n’aurait pas dû être nécessaire dans un rapport sur « l’adaptation de la société au vieillissement de la population », d’en parler autant (plus de la moitié du texte).
On peut même se poser la question de savoir si ce sujet, de l’adaptation de la société aux personnes en situation de handicap, concerne tant que ça les personnes vieillissantes… Alors que ça concerne toutes les personnes qui, un jour ou l’autre, quel que soit l’âge, peuvent se retrouver en situation de handicap. Mais passons (pour l’instant).
Autre dimension que nous ne traiterons pas : celle liée à l’amélioration d’un certain nombre de dispositifs archaïques, illisibles, non coordonnés ou mal coordonnés. Là aussi, beaucoup de propositions judicieuses, beaucoup de rappels indispensables (par exemple que les politiques de la famille incluent enfin les personnes âgées ; ou que les Préfets, les ARS et les Conseils Généraux s’occupent enfin de la question des « personnes qualifiées ») qui devraient être pensées et prises sans qu’on ait besoin de leur consacrer autant de place dans un rapport qui est surtout censé marquer une étape forte dans la réflexion d’ensemble sur une question de grande ampleur : adapter la société au vieillissement de la population.
Des promesses et des ambitions fortes
Le sujet est ambitieux. Tant mieux. Il était en effet temps, surtout que le Rapport Laroque montrait le chemin dès 1962 (Cf. post-scriptum 2), que la société s’adapte à l’évolution de sa population, aux changements qui depuis un siècle touchent aux différents âges et aux différentes périodes de la vie.
Sujet ambitieux et, à en croire l’auteur, ambition tenue : ce rapport, nous est-il dit, va enfin « sortir les personnes âgées du ghetto médico-social » [1], va cette fois « appréhender dans toutes ses dimensions l’allongement de la durée de la vie », va rien de moins que marquer un « changement complet de paradigme dans ce domaine ». Bref, grâce à la Mission et à son rapport, il peut écrire : « La France est prête pour une réforme ? Non, prête pour une révolution ! »
À afficher de telles prétentions, on condamne le lecteur à tomber d’encore plus haut : car les deux cents pages du rapport ne cessent de les décevoir.
« Sortir les personnes âgées du ghetto medico-social »… pour mieux les faire entrer dans le ghetto médico-social
La quasi totalité du rapport baigne dans le médico-social.
L’ensemble du texte est obsédé par une figure : celle de la « personne âgée dépendante ». Soit il parle directement de celle qui l’est déjà, dépendante, soit il parle de celles qui vont ou vont éviter de le devenir. Certes, la prévention est essentielle, et il est temps de travailler sur ce qui permet d’éviter à quelqu’un qui n’est pas encore handicapé ou malade de le devenir. Mais est-ce que l’essentiel de la vie d’un retraité, d’une « personne vieillissante », doit être consacré à agir pour éviter les chutes, l’isolement, le diabète, l’Alzheimer, les AVC… ? La nécessité de favoriser un « bien vieillir » [2] (comme il existe un bien manger, bien bouger, etc.) tourne ici à l’obsession : vieillir n’est plus pensé qu’oscillant entre deux axes : devenir dépendant ou éviter de le devenir. Socialement comme philosophiquement, c’est un peu court [3].
Conséquences : sans même le réaliser semble-t-il, à chaque fois qu’il tente à coups de propositions inédites et modernes, de « sortir les vieux de ce ghetto », le rapport les y replonge encore plus.
Exemple parmi d’autres : le passage consacré à « l’i-pad au lieu de l’eh-pad ». Au-delà de la formule, le titre est plein de promesses… Mais quelles sont donc les trois usages de la tablette numérique donnés en modèle pour notre vieux sorti du ghetto médico-social :
« social (lutte contre l’isolement), médico-social (j’appelle mon aide-soignante), sanitaire (je mesure mon diabète)… » ! La sortie du ghetto est fulgurante..
Votre vieille maman veut un i-pad ?
Vous trouvez ça beaucoup trop cher ?
Mais comment l’en dégoûter ?
Le « Rapport Broussy » est là pour vous aider :
La prochaine fois que votre parent vous parle de son désir d’i-pad, les yeux brillants d’aller croquer l’apple-pomme, au lieu de tenter vainement et un peu pathétiquement, comme à votre habitude, d’expliquer en quoi c’est inutile, qu’elle se sert trop bien du minitel etc., au contraire, enthousiasmez vous ! C’est génial l’i-pad, tu as raison maman, c’est bourré d’applications pour toi, tu vas pouvoir mesurer ton diabète, appeler ton aide-soignante et lutter contre l’isolement. Ajoutez-y même, bien que le Rapport Broussy les ait oubliés, l’i-stimulation cognitive pour retarder l’Alzheimer, la batterie d’i-tests sensoriels et le programme d’i-éducation thérapeutique de prévention de l’incontinence.
Là, avec de tels arguments, vous ne devriez plus jamais en entendre parler, du désir d’i-pad de votre maman.
Merci qui ?
L’i-pad n’est qu’une illustration : toute la partie du rapport consacrée aux NTIC (nouvelles technologies de l’information et de la communication) brille par son emprise « ghetto médico-social ». Là où, quand on parle aujourd’hui des NTIC, quand on en parle pour tout le monde, on cause réseaux sociaux, enseignement, multimédia, culture, militantisme, réseaux militants…, là, dans ce rapport, on parle télé-médecine, télé-assistance, visiophonie [4].
Pour sortir votre parent du ghetto medico-social, rien de tel qu’un beau bijou : le collier CNSA est ce qu’il vous faut…
Ici, le vaste projet non médico-social, c’est un « grand plan de télé-assistance » – parce que dans ce domaine des NTIC, « la dépense [pour l’État] est minime » et parce que le rapport nous dit que « des millions de personnes âgées [sont] potentiellement intéressées » (il manque la source d’une telle information…).
1944-2013 : des MJC aux MVQ
Un autre exemple, hors technologies, mais symptomatique également : les MVQ.
« Sortir les personnes âgées du ghetto médico-social », en termes de logement, nous explique à juste titre le rapport, ce serait aussi sortir du binaire « domicile versus ehpad ». Donc penser des « résidences plate-forme de quartier », en lien avec le quartier et la ville, des « lieux intergénérationnels », des « MVQ (Maisons des Vieux dans les Quartiers) » qui, continue le rapport, seront aux vieux du XXIe siècle ce que furent les MJC aux jeunes des années 60.
Pendant quelques secondes, l’espoir du lecteur renaît : ça y est, on va en effet sortir du ghetto.
Sauf que… Que trouvera-t-on dans ces lieux ? À votre avis ? Un théâtre, une bibliothèque, une salle de conférence ? Ou au moins un café où peuvent se réunir les joueurs de dames et les cafés-philos, voire même, pour rester un peu dans le social, de temps en temps un « café des aidants » ? Ou, soyons fous, une cantine partagée par des gamins, des étudiants, des vieux et moins vieux ? Allez, encore plus utopiques : que siègent en ce lieu des associations, que s’y donnent des cours, de théâtre, de danse, de yoga, de langues, que sais-je encore, ouverts à tous quel que soit l’âge, qu’une chorale s’y implante, qu’une partie du jardin y soit un jardin partagé, qu’une université inter-âges y naisse…
Niet.
Dans ces lieux, on ne trouvera rien de tout cela. A la place, ils accueilleront notamment le siège d’une consultation mémoire et un SSIAD !
Nul doute que ça va « sortir les personnes âgées du ghetto », de les faire habiter au-dessus d’un rez-de-chaussée transformé en maison de santé gérontologique. Et on s’étonnera après qu’un maximum de gens, vieux compris, passent sur le trottoir d’en face…
1944-2013 : 60 ans d’acculturation
Novembre 1944, une circulaire de la Direction des mouvements de jeunesse et d’éducation populaire : « […] une maison de la culture, de quelque nom qu’on désire la nommer, où les hommes ne cesseront plus d’aller, sûrs d’y trouver un cinéma, des spectacles, une bibliothèque, des journaux, des revues, des livres, de la joie et de la lumière. »
Ça, c’était pour les jeunes, en 1944, les MJC. Soixante dix ans plus tard, le jeune est vieux. Plus de MJC, des MVQ. Adieu la culture, le cinéma, les livres… Quant à la joie et à la lumière, même plus en rêve pour les z’âgés ! Novembre 2013, imaginons la circulaire inspirée du rapport Broussy : « […] une maison des vieux, de quelque nom qu’on désire la nommer, où les vieux ne cesseront plus d’aller, sûrs d’y sortir du ghetto médico-social et d’y trouver un gériatre, un psychiatre, une infirmière, un pharmacien, un kinésithérapeute, des ateliers de stimulation cognitive et des ateliers de prévention des chutes. »
« – La société.
– La quoi ?
– La société civile ?
– C’est quoi ? » demande le technocrate.
Nous pourrions multiplier les exemples. Ils émaillent chaque chapitre. Et le pire, comme à chaque fois que des rideaux de fumée cachent le feu, est qu’ils en feraient presque oublier tout ce qu’ils masquent, à savoir l’essentiel – un double essentiel :
Les pratiques culturelles et artistiques, les loisirs, la formation et les études à tous les âges, les sports, les activités associatives, militantes, politiques, etc. Bref, tout ce qui tisse ce « lien social », tout ce qui enrichit cette « cohésion sociale » – des expressions que le rapport cite de temps en temps comme il aurait pu dessiner des petites fleurs dans la marge : sans leur donner aucune consistance, sans même les penser, tenter de les développer [5]. Ce n’est pas un hasard si, au début du rapport, dans la liste de tous les ministères que la question du vieillissement concerne (presque tous sont cités), brille par son absence le Ministère de la culture.
Les initiatives, les expériences, l’existant, tout ce qui depuis des années, dans des associations, dans des quartiers, dans des villages, dans des ehpad comme dans des théâtres, est tenté, expérimenté, essayé… Quasiment jamais évoqué. Là encore, pas un hasard si le titre du rapport proclame, sur ce sujet de « l’adaptation de la société au vieillissement » : « France : année zéro ! » Ce qui en fait signifie : Avant notre rapport, il n’y avait rien.
Il y a pourtant, dès qu’on observe la réalité de ce que les citoyens font (et non la réalité de ce que les Ministères successifs et leurs courtisans ont voulu que les citoyens fassent), infiniment plus de choses réalisées et en devenir que ce que ce rapport évoque.
On a beau jeu ensuite, comme c’est très à la mode, de dire que la « génération 68 » (expression tartouille qui sociologiquement ne veut rien dire) va révolutionner la vieillesse, que la société va s’adapter au vieillissement. Pour le moment, et ce rapport aidant, les vraies (r)évolutions sont ignorées et ce sont les vieux que cette infime petite partie de la société située avenue Duquesne [6] tente d’adapter à leur (absence de) vision.
« – Mon projet de vie ? Bien-vieillir ! Et toi ? »
« – Moi, c’est prévenir ma dépendance ! »
Le rapport cherche en permanence à transformer ce qui pour la majorité des gens est un moyen –prévenir maladies et handicaps pour que ces maladies et handicaps perturbent le moins possible ce qui constitue, pour chacun de nous, l’essentiel et le précieux (voir des amis, aller au cinéma, rêver, prier, militer, écrire, jardiner, se promener, voyager, etc .) – en une fin : le but de notre vie, dès la retraite, devrait être de faire de la prévention de la « dépendance » et de l’isolement.
Absence sidérale, ici, de toute réflexion sur l’importance de donner un sens à sa vie, d’avoir le sentiment que notre vie a un sens, de se sentir socialement utile, etc. Absence sidérale, ici, de toute réflexion sur le fait que le vieillissement ne concerne pas que les vieux ; sur ce que change, pour tous les membres d’une société, de ne plus mourir majoritairement jeune(s), comme autrefois ; sur les âges de la vie, sur les parcours de vie, sur la caducité du modèle classique – formation, activité, retraite –, etc.
Quant à cette « prévention de la dépendance », évidemment nécessaire mais qui, répétons-le, n’est pas une fin en soi, elle est ici très particulièrement conçue et travaillée. Les conditions de vie et de travail, qui figurent parmi les principales causes des maladies chroniques et des handicaps (rappelons que beaucoup de maladies sont à temps de latence long : elles ne se déclarent qu’au bout de nombreuses années d’exposition à certains facteurs pathogènes), ne sont pas évoquées. Tout commence à la vieillesse dans ce rapport soi-disant sur le « vieillissement ». Quelques mots sur l’environnement ou le logement des « personnes âgées », oui… Mais sur le fait que ces personnes, quand elles vivent dans des logements et environnements pathogènes, y vivent en général depuis des décennies et ne font qu’en payer les conséquences dans leur vieillesse, rien.
La « dépendance » est omniprésente dans ce rapport. La réflexion sur ses causes, absente.
Exception pour une seule cause : la « dépendance liée à l’âge ». Sauf que les meilleurs gériatres expliquent que cette « dépendance liée à l’âge » n’existe pas.
Mais c’est tellement pratique : ça permet de mettre sur le dos de l’âge tout un tas de causes de maladies et de handicaps, notamment toutes celles liées au travail, à la pauvreté, et à la manière dont sont sous-aidées et sous-traitées les personnes handicapées quand elles ont plus de 60 ans.
Intergénérationnel, jeunesse, échanges entre générations…
Tout en parlant souvent de prévention, le rapport la fait commencer tellement tard que ce n’en est plus. « La personne âgée dépendante » naît en tant que « personne âgée dépendante », la personne âgée en tant que personne âgée. Elle a eu une vie ? Avant ??!
Visiblement, non. Et donc on continuera à travailler vainement sur « comment la réinsérer » en continuant à ne pas regarder comment on l’avait, avant, laissée être désinsérée.
Mais il n’y a pas que les vieux qui sont ici immuablement vieux. Les jeunes aussi. Le vieillissement semble-t-il ne les concerne pas. En cela, le rapport ne fait que reproduire les grands malaises de notre culture : rien sur les âges, rien sur le processus du vieillissement, encore moins sur l’expérience du vieillissement, rien sur le « grandir-vieillir ». Il y a ici des jeunes et des vieux, comme deux espèces différentes. Les uns n’ont pas été jeunes, les autres ne deviendront pas vieux. Et comme deux espèces différentes, logiquement, ici, ils ne dialoguent pas, ne se fréquentent pas, n’agissent jamais ensemble, etc.
L’intergénérationnel (pourtant souvent tarte à la crème de tout texte sur le vieillissement, y compris quand on ne sait pas trop quoi mettre là-dessous) n’apparaît lui aussi que sous la forme de quelques expressions figées (type « habitat intergénérationnel »), dont rien n’est dit.
La jeunesse pourtant est évoquée : jusqu’à l’obsession… pour dire à quel point elle peut espérer des emplois (« pour les moins qualifiés » est-il notamment précisé) grâce aux « personnes âgées dépendantes ». Quatre-vingt dix pour cents des évocations des jeunes renvoient aux jeunes-employés-salariés grâce aux vieux-dépendants-pourvoyeurs-d’emplois. Et dans les 10% restants, une bonne place consacrée à « l’épargne des vieux », qui n’est pas assez « dirigée vers la jeunesse ».
Certains regrettent que les jeunes ne profitent pas assez de l’expérience des vieux.
Ici, on regrette que les jeunes ne profitent pas assez de l’épargne des vieux.
L’or des seniors !
Autant les grandes absentes de ce rapport sont les personnes âgées elles-mêmes, dont on entend jamais la voix, autant le Grand Présent, l’Omniprésent, c’est bien, en effet, le Pognon.
Sous une double forme et une double obsession : obsession du coût et obsession de la rentabilité.
Une certaine conception de la citoyenneté…
Après avoir rapidement déploré cette vision des « vieux qui coûtent cher », le rapport souhaite montrer qu’ils peuvent coûter moins cher, mais surtout qu’ils peuvent rapporter.
Tout à 1 euro !
La majorité des réformes pour lesquelles militent associations et professionnels depuis des années ayant un coût, elles sont évacuées du rapport. Y compris quand il s’agit, comme l’est la question du 5e risque et de la suppression de la discrimination des 60 ans face au handicap, de la réforme la plus importante et urgente à mener.
Ne sont ici promues que des propositions qui ne coûtent quasiment rien. Lorsqu’elles font craindre des dépenses, aussitôt l’on rassure, voire même on offre un cadeau Bonux : « Le droit nouveau que nous souhaitons instituer là n’est pas un droit générateur de millions d’euros de dépenses en plus. Au contraire ! Le « droit des personnes âgées à un suivi individualisé » implique au contraire de rationaliser l’offre en satisfaisant mieux la demande. »
Pas d’aménagement d’horaires individualisés pour les aidants des vieux handicapés.
L’article L. 3122-26 du Code du Travail, qui indique que « les aidants familiaux et les proches de la personne handicapée bénéficient d’aménagements d’horaires individualisés propres à faciliter l’accompagnement de la personne handicapée », n’est pas valable quand la personne handicapée a plus de 60 ans… puisqu’elle n’est plus une personne handicapée mais une « personne âgée dépendante ».
La moindre des non-discriminations consisterait donc à « transposer cette disposition aux aidants de personnes âgées dépendantes ».
Mais cette proposition là n’est pas affirmée comme d’autres. Pensez-donc : là, « sachant que le nombre de ces derniers [aidants des Pers. Ag. Dép.] va progresser à un rythme bien plus élevé que les aidants de personnes handicapées […] Cela mérite en tout cas d’être étudié et expertisé. »
L’argent de la vieille [7]
Voilà des années que certains prêchaient dans le désert en soulignant que les métiers du prendre-soin et de l’accompagnement sont aussi créateurs d’emploi, que les personnes âgées sont aussi, comme les personnes d’autres âges, des consommateurs – bref, qu’il est faux et caricatural de ne les percevoir que comme des personnes qui coûtent et « grèvent les conditions d’existence de la population française » (citation d’Alfred Sauvy attribué par erreur, dans ce rapport, à Pierre Laroque – cf. à ce sujet le post-scriptum 1 de cet article). S’il est réjouissant de voir que ce rapport, lui aussi, sort de cette vision caricaturale, il est affligeant de constater que c’est pour plonger tête baissée dans la caricature d’en face : quasiment pas un passage de ce rapport où ne brille l’espoir, la promesse, que « les vieux vont rapporter » !
Quelques citations, au fil des pages :
« A l’évidence, l’accroissement du nombre de personnes âgées solvables sur un territoire donné peut constituer une opportunité de développement économique. »
« Ce grand chantier de l’adaptation constitue à l’évidence une chance pour la croissance et une opportunité pour des centaines de milliers d’artisans de trouver là de nouveaux marchés. »
« Les retraités connaissent après 65 ans une chute importante de leur consommation mais pas de leurs revenus. Aux entreprises dès lors d’aller chercher une part de croissance en améliorant leur compréhension des besoins. »
« Les retraités concentrent en revanche la majorité d’une épargne qui n’est pas toujours utilisée de la façon la plus optimale et productive. »
Après le médico-social, le médico-bancaire…
« Pourtant, si à partir de 65 ans la consommation connaît un brutal repli, les revenus baissent à un rythme bien plus lent. Dès lors, la part de revenus non consommés croit dans des proportions étonnantes. Ce constat a conduit le Credoc à qualifier la population des 65 ans et plus de “cible délaissée”. Car, le fait est là : les seniors pourraient consommer beaucoup plus. Ils en ont en tout cas les moyens financiers. »
« Ce potentiel inexploité de consommation de biens et de services devrait à l’évidence constituer une opportunité pour les entreprises françaises… »
« Comment “le grand âge” constituera la matière première d’un certain nombre de territoires français et celui autour duquel se construira une économie de proximité génératrice d’emplois non délocalisables. »
« Étudier avec les entreprises les adaptations nécessaires pour permettre de relever la consommation des plus de 65 ans. »
« En revanche, après 70 ans, le taux d’épargne remonte en flèche à plus de 25%. Ce fort potentiel d’épargne est-il utilisé de façon optimale aujourd’hui ? Probablement non. […] l’épargne des seniors demeure largement concentrée sur de l’épargne peu dynamique. […] Le vieillissement de la population nécessite donc de s’interroger sur la façon d’orienter cette épargne de seniors vers des produits plus innovants, dynamiques et intergénérationnels pour faire des “rentiers retraités” des “rentiers-investisseurs” ».
Du « vieux frileux » au « retraité investisseur »
« L’essentiel de l’épargne française et donc de l’épargne des seniors se caractérise par une part considérable de patrimoine immobilier, une montée de l’assurance-vie, un dynamisme de l’épargne garantie sur livrets mais, en revanche, par une relative faiblesse du patrimoine financier. » Et le rapport de citer Louis Chauvel, célèbre pour caresser « les jeunes » dans le sens du poil en les caricaturant autant qu’il caricature « les vieux » : « le comportement patrimonial des possédants français accumulant de l’assurance-vie et des logements vides, tout comme leurs grands-parents serraient leurs lingots, relève de la même frilosité ». Ah, l’image du vieux frileux qui garde ses lingots sous son matelas ou dans son armoire… Sale vieux, celui-là, le radin, l’avare, le rural, le pecnot.
Tandis que le senior dynamique, le retraité investisseur, qui boursicote et prend des risques sur des produits innovants et dynamiques, ça c’est un chouette senior moderne, dont l’éloge dans un rapport écrit par un membre du bureau du Parti Socialiste n’étonnera que des très très vieux très très frileux qui pensent qu’entre spéculation et socialisme il peut y avoir des incompatibilités. Penser ainsi… ah, quel naufrage, la vieillesse.
« L’engagement du Président de la République de s’engager dans un PEA-PME doit pouvoir également profiter au développement d’une industrie du vieillissement… »
« Le travail qu’a entrepris depuis plusieurs années la Confédération de l’Artisanat et Petites Entreprises du Bâtiment mérite sincèrement d’être salué. Voilà une profession qui a parfaitement compris le marché potentiellement immense qui s’offrait à elle dans les prochaines années et décennies. »
« […] la création d’un Label “Commerçants solidaires” qui permettrait aux commerçants volontaires d’afficher leur souhait de jouer un vrai rôle de proximité auprès de leur clientèle âgée. Qui est, accessoirement, une clientèle aussi fidèle que solvable. ».
À force, le lecteur pas préparé, qui s’attendait à lire un rapport sur société et vieillissement, et non un devoir standard d’école de commerce, frôle l’indigestion. Une phrase, soudain, telle une bouée, lui rend l’espoir : « On pense évidemment en premier lieu à la Poste qui compte aujourd’hui 17000 points de vente en France et plus de 2,2 millions de comptes de retraités. En milieu rural ou dans nos banlieues, un bureau de Poste qui ferme, c’est du lien social qui s’envole. » Mais la bouée prend l’eau dès la phrase suivante : « En même temps, on ne peut pas demander à cette entreprise [8] d’avoir des raisonnements anti-économiques juste pour contenter ceux qui prônent le renforcement des liens sociaux et de la présence humaine… »
« Anti-économique »
Maintenant que la plupart des services publics, qui avaient pour mission de servir l’intérêt général, sont des entreprises privées, on ne peut en effet plus leur demander d’avoir des « raisonnements anti-économiques ». Une entreprise n’a en effet qu’une seule obligation : servir ses actionnaires et rentabiliser leur argent – que ça détruise les liens sociaux et la présence humaine, peu importe.
Cela dit, il faudra que Monsieur Broussy, qui est encore très proche du Synerpa (le syndicat des maisons de retraite privées), dont il fut le secrétaire, nous confirme que c’est bien l’esprit des entreprises de ce secteur que de ne jamais faire perdre un euro à leurs actionnaires, puisque ce serait anti-économique, quelles qu’en soient évidemment les conséquences en terme de liens sociaux et de présence humaine pour les résidents de leurs établissements. Il faudra également, en passant, que Monsieur Broussy nous explique pourquoi diable le vieux frileux, sachant que son épargne devenue dynamique servirait à financer ces entreprises qui détruisent les liens sociaux, la leur confierait.
J’arrête la litanie des citations : elle est déjà assez longue pour faire naître la question chez le lecteur : est-ce bien pour les vieux qu’on veut adapter la France au vieillissement, ou est-ce pour les artisans et entreprises de France qu’on veut adapter les vieux ? Adapter les vieux à cette France-là, économiciste et libérale, culturellement et spirituellement désolée, obsédée par l’argent, rêvée par le Medef, illustrée par ce rapport où les entreprises ciblant les seniors sont plus citées que les associations de personnes âgées. La Mission ayant accouché de ce rapport semble du reste avoir passé plus de temps à réfléchir au vieillissement avec les entreprises qu’avec les personnes vieillissantes ou âgées [9]. Au point qu’on en finit même par se demander si ce ne sont pas des entreprises qui ont en réalité piloté ou instrumentalisé ce rapport, qui se fait si bien l’ambassadeur de leurs intérêts : « Lors de cette mission, de grandes entreprises ont d’ores et déjà donné leur accord de principe pour acter un “Pacte national des entreprises en faveur d’une économie du vieillissement”. […] Un Pacte pour dire à l’État : “oui, nous sommes prêts à investir et à innover si vous tracez la voie”. Un Pacte pour dire aux seniors : “oui, nous sommes prêts à mieux vous écouter, mieux comprendre vos attentes”. Un Pacte pour dire à la jeunesse : “oui, nous comptons sur le vieillissement pour encourager la croissance et créer des emplois”. Voilà ce sur quoi pourraient s’engager demain les PDG d’Orange, de SFR, d’Europ Assistance, de Legrand, de Véolia-Transdev, de la SNCF, de la RATP, de Leroy-Merlin, de La Poste, de Malakoff-Méderic, etc. Et tant d’autres entreprises prêtes à lancer et accompagner ce Pacte national. ».
Les avares et les avides
Dans l’Avare, on insiste toujours sur… l’avare, ce « vieux frileux » dont parlent Chauvel et Broussy, qui garde et conserve son argent. Ceux sur qui on insiste moins, c’est tous ceux qui entourent l’avare pour lui soutirer son argent. Les avides. Ce que les avides reprochent aux avares, ce n’est pas d’aimer pathologiquement l’argent, c’est de ne pas leur donner cet argent qu’ils aiment eux aussi pathologiquement. Ce que les jeunes avides reprochent aux vieux avares, c’est de devoir attendre d’être aussi vieux qu’eux pour récupérer leur argent et devenir avare à leur tour.
On ne parle pas d’argent, s’il-vous-plaît !
Après n’avoir parlé que d’argent, celui qu’on va tenter de tirer des vieux, on s’attendrait au moins à ce que le rapport continue de parler d’argent quand la question se pose de savoir comment financer la Grande Révolution Annoncée (de l’adaptation de la société au vieillissement) ou de savoir comment les vieux pauvres vont pouvoir s’offrir les interventions et produits de tous ces jeunes artisans et commerciaux… Non, là, finito : « Notre mission n’avait pas, dans son périmètre, la question du financement de la dépendance. »
Quand il est rappelé que « les familles attendent certes sûrement des moyens supplémentaires », il est aussitôt précisé : « mais elles attendent aussi et surtout que l’État et le législateur prennent mieux en considération le rôle des aidants familiaux, qu’ils valorisent mieux la fonction des grands-parents et qu’ils actent le principe d’un pacte social entre les générations. »
« – Je veux des sous !
– Non, mon petit, tu veux surtout des mots ! »
Juste après avoir titré un passage : « Au-delà du défi de l’adaptation : le défi de la pauvreté », le rapport précise : « Ce sujet n’est pas au cœur de notre rapport : on ne peut toutefois pas le taire. » et non seulement le tait mais l’enterre rapidement, juste après avoir rapporté le constat, rapidement cité, de la dégradation de la situation socioéconomique des personnes retraitées qui s’adressent aux CCAS !
Face à ça, quelles pistes, quelles propositions ? Silence radio – hors périmètre sans doute.
Les personnes âgées tenaillées « par la question de l’argent lorsque survient une situation de fragilité » ? (on remarquera que parler des difficultés financières « lorsque survient une situation de fragilité » permet déjà d’adoucir la réalité, qui est que la majorité des Français de plus de 60 ans, face aux maladies invalidantes et à la perte d’autonomie, ne peuvent se payer les aides et les soins que leur état nécessite).
« Ce rapport n’a pas vocation à traiter la question de la solvabilisation qui le sera par ailleurs. »
Quand ? Où ?
Pas en tout cas par la Ministre déléguée qui, à chaque fois que la question du financement de la Grande Révolution Annoncée lui est posée, ose des réponses type : « On ne parle pas d’argent entre amis, et les Anglais trouvent cela fort déplacé », « le financement sera discuté lors de l’examen du projet de loi », etc.
Quant à la contradiction globale entre la réalité de demain, qui est le grand retour déjà amorcé des vieillesses pauvres, et le fantasme qu’illustre ce rapport d’une France de vieux-pré/dépendants-friqués qui vont faire vivre les artisans, les jeunes, les commerciaux, les métiers du bâtiment et des nouvelles technologies, les commerces de proximité, etc., elle est évidemment tue.
Hors périmètre, j’imagine.
On ne parle pas du reste non plus, d’ailleurs !
Ah, les discours-écrans : ces discours qui ont pour vocation de tellement dire, dire, dire… qu’on en finirait par totalement oublier ce qu’ils ne disent pas.
Mais là, le caché est tellement gros, et l’écran tellement transparent, que les absences sautent aux yeux.
Toutes les évoquer impliquerait quelques dizaines de pages. Aussi contentons-nous de citer :
La convergence : évoquée pour noyer le poisson (voir plus loin).
Les aspects éthiques liés à l’usage de certaines technologies et gérontechnologies. « Éthique ? » Le mot n’apparaît pas une fois dans le rapport. Il faut dire que ce n’est pas un « marché » (le mot apparaît une trentaine de fois) porteur. Pour fabriquer et vendre, des promesses de milliers d’emplois. Pour penser et respecter les droits : quelques bénévoles suffiront sans doute.
Les violences, les maltraitances qui augmentent au fur et à mesure qu’augmente l’âge des victimes ? Les questions d’accès aux droits ? Les difficultés des personnes à voir leurs droits respectés ? Les difficultés des professionnels à travailler dans des conditions qui rendent facile le respect de ces droits ? Quasiment pas un mot sur ces sujets. Oh, le rapport, en citant l’Observatoire de l’âgisme, évoque bien ces études sur les violences qui excluaient les vieux (cf. cet article sur le site de l’Observatoire de l’âgisme), mais suit aussitôt leur exemple en ne s’attardant pas sur le sujet…
L’APA, ses manques, etc. : quasiment rien. Essentiellement évoqué comme devant servir à financer le développement des gérontechnologies…
La question du 5e risque ? : à peine dite, en passant, vite-vite, et présentée comme une sorte de problématique-marotte techno-médico-sociale des associations de personnes âgées… !
Quelques mots sur l’isolement : mais d’où vient-il ? Comment se fait-il que l’isolement soit la grande maladie du siècle, encore plus chez les vieux ? Beauvoir consacraient plusieurs centaines de pages à la question. Ce rapport pas une ligne. C’est peut-être parce qu’elles n’ont pas encore assez d’i-pad, les personnes âgées, qu’elles sont isolées et qu’elles se suicident beaucoup. Beauvoir avait raté l’i-pad.
Nous l’avons dit, mais il faut le répéter, tant ces absences brillent : quasiment rien sur toutes les initiatives, associations, expériences, mouvements menés par des personnes, âgées ou non, en lien avec les questions d’âge et de vieillissement. Rien sur l’éducation, la formation, les études, à tous les âges. Rien sur les loisirs, les passions, qui rassemblent les gens, à tous les âges. Rien sur la culture. Rien sur le militantisme.
À force de silence sur tous ces sujets, le Grand Vide saute aux yeux : nul projet, nul désir, nul vision pour ces vieux.
On pourrait en effet les vouloir, les désirer… par exemple autonomes, épanouis, cultivés, engagés, citoyens, sensibles aux autres, au prendre-soin, à leur environnement. (Tout ce qu’une grande partie d’entre eux sont déjà, du reste – rappelons juste que, sans les aîné-e-s, la plupart des associations s’arrêteraient, et que sans les associations, le tissu social du pays ne tient plus.) On pourrait donc les reconnaître et les vouloir encore plus tout cela. Mais non. Ici, on ne les veut, on ne les désire pas grand chose. On ne les désire rien du tout. En réalité, derrière les pages et les pages de ce rapport, on a même le sentiment qu’on s’en fout bien, de ce que les vieux soient isolés ou non, heureux ou malheureux, épanouis ou déprimés, suicidaires ou cultivés, du moment qu’ils sont ce qui d’abord coûte le moins cher et ce qui ensuite rapporte.
Mais de qui au juste parle ce rapport ?
À force de voir utilisées, comme si elles étaient synonymes, des expressions et catégories type : les personnes âgées, les retraités, les seniors, les personnes en perte d’autonomie, les grands-parents, les vieux, les plus de 60 ans, les personnes âgées dépendantes, les consommateurs âgés… le lecteur finit d’abord par ne plus du tout comprendre de qui parle ce rapport, ensuite par avoir la sensation qu’il mélange allègrement tout le monde tout le temps, puis par en avoir la certitude.
Quand il ne mélange pas et tente des distinctions, elles sont pour le moins surprenantes.
Un classement, en effet, nous est proposé, des « trois vieillesses » ou des « trois étapes de la vieillesse ».
Où nous avons donc :
1. Les « pas encore dépendants », les « jeunes retraités actifs », « bon pied bon œil », qui ont « l’âge des grands-parents (52 ans en moyenne) », les « qui sont âgés sans être vieux ».
2. Les vieux qui deviennent vieux : « les retraités fragiles », pour qui c’est « l’âge de la vieillesse (75 ans) », ce sont « les soucis de santé et le poids des ans ». C’est là « le risque de « syndrome de glissement » » ! (Oui, oui, on trouve bien ici cette notion, gériatrique, de « syndrome de glissement »…).
3. « L’âge de la parte d’autonomie » : Même s’il précise que cette situation ne concerne pas tout le monde, le rapport en fait le condensé de la situation des très vieux ! Là, c’est donc « le retraité qui perd réellement son autonomie » !.
Ce type de classement laisse un peu perplexe, jusqu’au moment où le rapport, au détour d’une phrase, n’en cache pas la vraie nature : « cette classification a sa pertinence pour comprendre les besoins des consommateurs âgés » [10]. Un classement tellement caricatural qu’il finit par ne plus être qu’un de ces trucs de publicitaires ayant besoin de segmenter leur marché à coups d’approximations, de formules et de stéréotypes (et croyant parfois faire ainsi de la sociologie).
Il mélange les situations socio-sanitaires et les « tranches d’âge », alors même qu’on sait que les écarts importants d’état de santé et d’espérance de vie (avec et sans incapacités) entre les catégories socio-professionnelles rendent ces classements ineptes [11]. En considérant comme une « première vieillesse » ou un « premier âge de la vieillesse » des situations et des âges n’ayant plus rien à voir avec la vieillesse, il montre que la Mission, une fois de plus, est passé à côté d’un des changements essentiels de ces dernières décennies : que justement beaucoup de grands-parents, beaucoup de retraités, ne se sentent pas vieux et en ont légitimement assez d’être considérés et traités comme tels par les politiques et leurs experts. Il passe sous silence un autre phénomène essentiel : à savoir que beaucoup de gens, très vieux ou moins vieux, ont quelques maladies, quelques handicaps, et ont surtout besoin d’être soutenus, comme aux autres âges, pour que ces maladies et/ou handicaps ne les empêchent pas de continuer à mener une vie sociale, à poursuivre leurs activités, à en découvrir d’autres, etc.
Bref, il confirme que le rapport, loin de sortir les vieux du médico-social, les y enferme, en ajoutant juste au médical le commercial.
Les trois jeunesses
Cela dit, un tel classement ouvre des horizons pour une nouvelle sociologie. Qui nous permettrait dans le prochain rapport sur la jeunesse de proposer un classement pour elle qui s’inspirerait de celui-ci. On pourrait alors parler des « trois jeunesses », ou des « trois âges de la jeunesse » :
La 1ère jeunesse, c’est l’âge puéril, l’âge de l’incontinence et de la dépendance. Jusqu’à 10 ans.
La 2e jeunesse, c’est l’âge pubertaire, autour de 15 ans. C’est l’âge des boutons et des poils.
Intellectuellement, le risque du « syndrome de glissement » est fort. La 3e jeunesse, c’est celle après 20 ans, quand on n’est plus jeune.
Du coup, de qui parle-t-il, ce rapport ?
Ben, on ne sait pas trop.
La seule certitude, quand on voit l’obsession pour les retraités technophiles et dynamiques, pour ces « nouveaux vieux » qui, « à 75 ans, seront capables de choisir une nouvelle trajectoire pour mieux vivre les 10 ou 15 dernières années de leur vie », l’obsession pour ces retraités qui vont dépenser, financer, acheter, rapporter, développer des marchés, devenir des investisseurs, etc., c’est qu’il est essentiellement consacré aux retraités riches.
Pas un hasard si le rapport cite Chauvel : ce sont les mêmes retraités qu’ils ont tous les deux à l’esprit – sauf que Chauvel s’en fait le procureur, tandis que le rapport joue plutôt les Monsieur Dimanche.
Les pauvres qui ne deviennent pas vieux, les vieux pauvres, les vieux frileux, les vieux ruraux, les vieux poussiéreux, les vieux ouvriers, les vieux paysans, les vieux qui ont pas besoin d’un i-pad, les vieux pas modernes, les vieux qui ne « surfent pas aussi sur le web », ces vieux là sont ignorés.
(Au sujet des vieux ruraux, cf. aussi l’article : Adieu aux vieux ruraux)
Quelques autres perles :
Avant de conclure, évoquons juste quelques perles qu’on aurait des remords de ne pas offrir au lecteur courageux parvenu jusqu’ici.
De certains métiers…
Le Rapport : « Au fond, continue imperturbablement de flotter dans les esprits, l’idée que les métiers de l’aide à la personne, et notamment à la personne âgée, ne sont pas des métiers “sérieux”. Il est vrai qu’ils peuvent pâtir d’être sous-qualifiés, sous-payés et soumis à des contrats précaires.».
Là, il nous faut dire notre gratitude à la Mission ayant pondu ce rapport. Car certes, cette idée « flotte » dans les esprits, mais nous sommes bien d’accord : les esprits décidément laissent flotter en eux tout un tas d’idées fausses. Et vous avez raison de le suggérer : que ces métiers puissent pâtir de telles caractéristiques ne veut pas dire qu’ils en pâtissent ! D’ailleurs, j’ai réalisé un sondage (Sondage Jerpel-Iflop réalisé en mars 2013 auprès d’un panel de 69 député-e-s socialistes représentatifs d’eux-mêmes) : 96 % des député-e-s socialistes interrogé-e-s sur les métiers qu’ils aimeraient voir leurs petits-enfants faire plus tard, ont indiqué, aux côtés de « ministre, avocat, sénateur, chirurgien, diplomate, professeur d’université et haut fonctionnaire » : « auxiliaire de vie, aide soignante et assistant de soin en gérontologie ». Ce qui témoigne de ce qu’ils savent bien, nos député-e-s, que ces métiers pâtissent rarement de ces caractéristiques négatives dont ils pourraient pâtir.
Un nouveau féminisme
Le Rapport : « Ce dispositif [12] permettant une implication forte des grands-parents actifs a, en outre, l’avantage de moins faire peser les contraintes de la garde sur des jeunes femmes de 30 ans qui sont souvent en pleine ascension professionnelle. Ou de l’art pour les grands-parents d’être à la pointe du combat des femmes ! »
Passons sur les visions des âges, de la parentalité et du féminisme sous-jacents à ces propos pour aller directement à la question essentielle, celle qui d’après un sondage Jerpel-Gala brûle les lèvres de toutes les lectrices de ce site :
« Monsieur Broussy, vous avez désormais l’âge d’être grand-père. Pour être à la pointe de la pointe du combat pour les femmes, n’auriez vous pas dû laisser la rédaction de ce rapport à une jeune députée en pleine ascension professionnelle pendant que vous alliez garder vos petits-enfants ? »
Une étrange vision de la « convergence »
Le Rapport : « Parce que “handicap” et “vieillissement” ne peuvent pas non plus être dissociés, nous proposons que les “Commissions Communales d’Accessibilité aux personnes handicapées” soient transformées en “Commissions communales d’accessibilité et d’adaptation de la Ville aux personnes handicapées et personnes âgées”. »
Et si, justement, on dissociait « handicap » et « vieillissement » ? Pour la bonne raison que des gens handicapés, il y en a de tous les âges. Pour la bonne raison qu’il y a tout un tas de gens qui vieillissent ou sont vieux sans être handicapés. Ajouter ainsi les « personnes âgées » aux personnes handicapées, c’est particulièrement maladroit et/ou vicieux : d’une part ça fait croire que tous les vieux sont handicapés. D’autre part ça conduit à continuer de considérer que ceux qui, parmi les vieux, sont vraiment handicapés, ne le sont pas vraiment. Si l’on veut rebaptiser, alors en effet qu’on travaille sur l’accessibilité universelle, celle qui fait que des lieux sont accessibles et fréquentables quel que soit l’âge, pour toute personne qui, quelle qu’en soit la raison, a du mal à se faufiler, se déplacer, voir, entendre, marcher, etc., comme un citadin mince, en pleine forme, souple et rapide de 25 ans.
Et si l’on veut converger, traitons simplement les personnes handicapées de plus de 60 comme… des personnes handicapées, en fonction de leur handicap et non de leur âge. Mais défendre cette fausse convergence-là, c’est soit une erreur de raisonnement, soit une forme de manipulation.
L’affaire de Chaville
Revenant sur « l’affaire de Chaville », où un EHPAD a expulsé une résidente ayant accumulé des dettes et l’a fait trimballer comme un paquet avant de la déposer aux urgences d’un hôpital, Luc Broussy précise que le « contrat de séjour » n’est pas un « bail », ce qui est vrai, mais pour laisser ensuite entendre, comme l’avait d’ailleurs fait le Synerpa lors de sa réaction à l’affaire en janvier, que ce contrat de séjour est moins protecteur qu’un bail (pas de « trêve hivernale » par exemple).
Ce qui est faux. Le contrat de séjour implique des garanties plus importantes que celles liées à un bail ! L’établissement y a notamment l’obligation d’assurer la sécurité et la continuité des soins…
En guise de conclusion ?
Des pas vieux qu’on continue à considérer comme des vieux. Des vieux pas malades et pas handicapés qu’on continue à ne considérer qu’à l’aune de la maladie et du handicap.
Mais des vieux malades et handicapés qu’on continue de ne pas considérer comme des malades ou handicapés comme les autres. Une réflexion sur le vieillissement qui n’est pas une réflexion et ne porte pas sur le vieillissement ! Des vieux et moins vieux qu’on sort du ghetto médico-social pour les plonger dans un ghetto médico-consumériste. Qu’on rêve boursicoteurs et consommateurs plus qu’autonomes et citoyens.
De tous les points de vue, culturel, spirituel, sociologique, politique, philosophique notamment, c’est le rapport le plus vide (et le moins socialiste, soit dit en passant) qu’on ait jamais lu sur le sujet.
Mais du point de vue économique et libéral, oui, c’est bien une « révolution » ce rapport, c’est « un changement de paradigme » : à l’indifférence pour les vieux pauvres et aux réquisitoires contre les vieux riches succèdent ici l’indifférence pour les vieux pauvres et l’intérêt pour les vieux riches. Pour ces derniers, ces « cibles délaissées », fini l’indifférence. Fini la tranquillité.
Attention, les vieux. Désormais, ils ne vont plus vous délaisser. Tout un tas de gens seront bientôt à votre porte – oh, pas des bibliothécaires ou des associations ou des comédiens ou des sportifs ou des philosophes ou des jardiniers ou des humanistes ou des joueurs ou des copains… Non, juste des marchands. Tout plein de marchands.
Bienvenue dans la « silver economy », dans « l’eldorado gris ».
— –
Post-scriptum 1 : Laroque, Sauvy, Dumont…
On lit dans le rapport Broussy :
« En 1962, Pierre Laroque publiait un rapport devenu fameux sur la situation des personnes âgées. Il y décrivait la vieillesse ainsi : “progressivement, mais d’une manière inéluctable, le vieillissement grève les conditions d’existence de la population française. Politiquement et psychologiquement, le vieillissement se traduit par le conservatisme, l’attachement aux habitudes, le défaut de mobilité, et l’inadaptation à l’évolution du monde actuel”…
Le “père” de la sécurité sociale était un grand humaniste. Ce qui ne l’empêchait pas dans son mythique rapport de donner une description de la vieillesse, certes peu flatteuse, mais fidèle à l’idée qu’on s’en faisait alors. »
Erreurs.
L’introduction du rapport Laroque, qui contient ce passage, a été écrite par Alfred Sauvy (et non par Pierre Laroque), qui fut l’un des démographes français les plus âgistes du XXe siècle, et qui l’était alors que d’autres, de la même époque, ne l’étaient pas.
Pierre Laroque était un humaniste réaliste, de ceux qui, surtout dans la France ruinée des années d’après-guerre, ne se cachaient pas derrière le « on a pas de sous », le « c’est pas économiquement possible » pour éviter de penser et de réaliser des dispositifs et des réformes servant l’intérêt général.
Il est d’ailleurs assez étonnant de constater que sont cités dans ce rapport des gens comme Sauvy, Dumont (cf. ci-dessous), Chauvel, tous notoirement âgistes, alors que ne le sont pas que des gens comme Beauvoir, Bourdelais, Ennuyer…
La France ridée
« L’Europe a un cancer : le refus de la vie. La France ridée, c’est la France atteinte par la vieillissement, et qui ne le sait pas encore… » Ainsi s’alarmaient, dans les années 1980, dans un livre titré La France ridée [13], quelques démographes et économistes réunis autour de Gérard-François Dumont (qu’on est d’autant plus surpris de trouver parmi les membres de la Mission ayant accouché du « Rapport Broussy » qu’en plus d’être partisan du « vote familial », intégriste, âgiste et ultra nataliste, il est aussi connu pour être homophobe et anti-féministe. Bien décidés à nous mettre en garde contre cette nouvelle maladie, ils précisaient : « Vieillir est dangereux tant d’un point de vue politique, économique que social. » La « voie de la sénilité » ne peut que conduire à « l’Europe des cercueils », gigantesque « hospice pour vieillards où les plus de 65 ans seront aussi nombreux que les moins de 20 ans ». Alfred Sauvy y détaillait : on peut interpréter le « laxisme » et « l’atonie » du pays « comme un manque de jeunesse », on peut constater que la « population âgée », « impuissante », a laissé les « éléments jeunes être gagnés par l’esprit de vieillesse ». Mais il faut « aller plus loin : le relâchement des tissus sociaux, la sclérose de nos organes, le blocage de la société, la dégénérescence de nombreuses institutions, le cancer de la violence, tout cela est le résultat du vieillissement délétère et anesthésiant ». Il « faut donc arracher le pays, l’Europe et la culture occidentale au seul mal qui, pour les individus, échappe à tous les remèdes : la vieillesse ».
Peut-on encore sauver la France ? Oui, répondait l’historien Pierre Chaunu, mais seulement si l’on combat l’« esprit vieux » et la dénatalité (dont la cause première est la pilule, cet « armement antinatal » à côté duquel « la peste noire de 1348… et a fortiori la bombe atomique d’Hiroshima sont de microscopiques événements » !). Car « ce qui est en jeu, ce n’est pas seulement l’espèce, c’est la plus ancienne et la plus brillante des civilisations humaines », c’est « le quart le plus intelligent de la planète ».
Ce quart d’en haut peut-il encore compter sur sa jeunesse ? Pas sûr. Pour une partie de ces penseurs du 1/4 le plus intelligent de la planète, il est trop tard. Sauvy l’explique : « le vieillissement est loin de ne toucher que les générations âgées : il affecte même plus encore les générations jeunes, car, plongées dès leur naissance dans la population vieillie, elles ont, en quelque sorte, une avance sur les générations précédentes » !
Post-scriptum 2 – Rapport Laroque
En 1962, le rapport Laroque définit clairement le cadre dans lequel se situent en réalité les « problèmes de la vieillesse » :
« Les problèmes d’emploi des personnes âgées ne sont qu’un aspect de la politique générale de l’emploi, et ne sauraient en être dissociés. Les problèmes des revenus des personnes âgées ne sont qu’un aspect des problèmes posés par la redistribution du revenu national, et plus spécialement par la redistribution qui se réalise dans le cadre de la Sécurité sociale. Les problèmes de l’Action sociale au profit des personnes âgées s’intègrent dans l’ensemble de l’effort public et privé […] entrepris pour améliorer les conditions matérielles et morales d’existence des individus et des familles. L’action médicale au profit des personnes âgées n’est qu’un aspect de la politique d’ensemble de la santé […]. L’effort nécessaire d’information et d’éducation ne peut prendre sa signification que dans le cadre d’une action d’ensemble d’information de l’opinion et d’éducation permanente de la population entière.
Toute individualisation des problèmes de la vieillesse apparaît donc artificielle. Elle est également dangereuse, par le fait même qu’elle encourage la tendance trop fréquente à rejeter les personnes âgées de la société active et vivante. »
Rappeler aujourd’hui ce que disait Laroque en 1962 est d’autant plus nécessaire que la plupart des responsables politiques et de leurs experts, très mal-comprenants, en ont pris le contre-pied pendant 50 ans. C’est nécessaire, mais pas révolutionnaire…
[1] Passons sur le fait même de présenter le médico-social comme un « ghetto », alors qu’il l’est certainement moins que d’autres milieux que l’auteur du rapport fréquente en tant que Conseiller général, Député suppléant ou Membre du Conseil National du Parti socialiste.
[2] Cf. à ce sujet le livre La tyrannie du « bien vieillir », de Michel Billé et Didier Martz.
[3] Dans les clichés âgistes classiques, on trouve presque toujours le reproche fait aux vieux de ne s’intéresser, de ne parler, que de leurs soucis de santé, de leurs opérations, de leurs maladies, etc. Ironie : à lire de tels rapports, on constate finalement que ce sont moins les vieux que leurs experts et leurs spécialistes qui ne cessent d’être obsédés par ces aspects-là !
[4] Précision si nécessaire : ces aspects sont évidemment importants, mais qu’on ne prétende pas parler d’autre chose que des vieux fragiles, malades, handicapés, et qu’on ne nous annonce pas triomphalement qu’on sort le vieillissement du « ghetto médico-social »…
[5] Le « pacte social entre les générations » se résume quasiment ici aux « grands parents qui gardent les petits enfants ».
[6] Siège du Ministère Santé, affaires sociales, personnes âgées, etc.
[7] Les lecteurs cinéphiles auront reconnu là le titre français d’une merveilleuse comédie italienne de Luigi Comencini.
[8] À noter que l’un des membres de la Mission ayant pondu le rapport est un ancien président du Groupe La Poste. Aujourd’hui président du Groupe Europ Assistance, il promeut la création non d’un 5e risque de sécurité sociale, bien évidemment, mais d’une « assurance dépendance obligatoire ».
[9] Des trois rapports récents, celui-ci est le seul à ne pas indiquer les personnes qu’il a auditionnées. Qu’en penser ? L’absence des auditionné-e-s est-elle juste un manque de politesse et de respect ? La liste témoignerait-elle de ce que, par exemple, la Fnapaef et les Aînés ruraux ont été moins rencontrés et écoutés que toutes les entreprises citées ?
[10] C’est ainsi que, par exemple, au sujet des transports, le « retraité actif » pense à sa liberté, le « retraité fragile » veut du confort et de la sécurité, le « retraité en perte d’autonomie » veut la sécurité et l’assistance !
[11] Les ouvriers, dont l’espérance de vie est inférieure à 75 ans, doivent lire ce rapport pour se réjouir d’apprendre qu’ils ne commenceront à avoir des soucis de santé qu’après 75 ans.
[12] Un dispositif expérimental dans une entreprise ayant proposé aux salariés de repousser l’âge de leur départ à la retraite d’autant de temps pris avant (20% d’un plein temps) pour un congé grand-parental.
[13] Gérard-François Dumont, Pierre Chaunu, Jean Legrand, Alfred Sauvy, La France ridée. Le Livre de poche, 1979.
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