« L’adaptation de  la société au vieillissement de sa population » (1): Un défaut d’analyse   des dynamiques sociales  qui permettent aux individus qui avancent en âge  de faire démocratiquement  société sans stigmatisation et sans ségrégation.

Le thème « Adapter la société au vieillissement de sa population » supposait à minima une réflexion sur le vieillissement dont on parle.  Or dans  le rapport cité, cette analyse n’a pas été faite, ni même esquissée : ce rapport pose comme un postulat la  notion de vieillissement :

«  La France va vieillir » (2) alors qu’il fallait d’abord  réinterroger cette notion et sans aucun doute la critiquer : Aujourd’hui qu’est-ce que vieillir, qu’est-ce que le vieillissement, dans nos sociétés modernes? C’est ce que nous allons essayer d’aborder maintenant.

1/ La notion de  vieillissement populationnel

Le  vieillissement populationnel, concept défini par Sauvy, en 1928,  est le  pourcentage des plus de 60 ou 65 ans, définis comme « les personnes âgées »,  dans la population totale.  On dira alors  que la population française vieillit parce que le pourcentage des plus de 60 ou 65 ans augmente en valeur relative par rapport à la population totale. On suppose alors implicitement que l’âge chronologique est, à lui tout seul, le facteur déterminant de la condition des individus conduisant à une homogénéité sociale des personnes de plus de…  Or cette homogénéité sociale supposée est fallacieuse, comme en convenait déjà le rapport Laroque en 1962 : « l’expression « personnes âgées » recouvre elle-même une notion disparate »(3), ce  que le sociologue Pierre Bourdieu a résumé d’une phrase célèbre, dans une conférence donnée en 1978 : «  l’âge est une donnée biologique socialement manipulée et manipulable »(4). Le vieillissement populationnel de la France, c’est-à-dire l’augmentation de la proportion des « personnes âgées »,  est dû uniquement  au fait qu’on a laissé inchangé l’âge d’entrée dans le groupe des « personnes âgées » depuis les années 1930 et ce malgré l’allongement de l’espérance de vie, ce qui a  été très bien dénoncé par l’historien démographe Patrice Bourdelais (5) en 1993. Si tenant compte de la progression de l’espérance de vie, on définit les « personnes âgées » aujourd’hui comme les personnes de 75 ans et plus  (ce seuil correspondant au seuil des 65 ans et plus en 1962, date du rapport Laroque), cette proportion a diminué  passant de 11,6% à 9%…. Si donc on applique, stricto sensu,  le concept de vieillissement populationnel de Sauvy, la France a rajeuni au cours de ces cinquante dernières années et elle va vraisemblablement continuer à rajeunir grâce à son taux de fécondité élevé !!

2/ La notion de vieillissement individuel

Le vieillissement d’un individu, c’est un processus continu qui commence dès sa naissance  et qui va se poursuivre tout au long de son avancée en âge, cette avancée en âge se traduisant par des évènements de la vie favorables et défavorables  Ce processus et cette dynamique de vie sont  vécus très différemment par les individus en fonction de très nombreux paramètres plus ou moins corrélés : le genre, la classe sociale,  le statut matrimonial , l’état de santé, l’habitat, le  territoire de vie , les sociabilités multiples, la formation , l’éducation, l’emploi,  la  philosophie de vie, la croyance  religieuse, etc., etc…

La vieillesse, elle,  est définie communément comme la dernière étape de ce parcours de vie.  La vieillesse serait donc  la dernière étape, plus ou moins longue, du vieillissement : il y a  donc, là aussi, d’innombrables vieillesses en  fonction essentiellement du parcours de vie antérieur(6), c’est-à-dire du parcours de vieillissement des individus.

On ne peut donc confondre, comme le font trop d’experts et comme semble le faire le rapport Broussy, vieillissement et vieillesse. Le vieillissement individuel  est la totalité du  parcours social d’un individu singulier dans une forme d’organisation sociale déterminée et la vieillesse est le résultat de ce parcours social. On ne peut réduire le vieillissement « aux trois âges de la retraite » (7) du rapport, sans catégoriser de façon outrancière (8) des individus réifiés et sommés de rentrer, bon gré, mal gré, dans ces catégories de l’action publique définies en dehors d’eux. 

On ne peut pas non plus confondre, comme semble le faire ce rapport ainsi que  la plupart des experts gériatres,  vieillesse et situation d’incapacité (9)  ou situation de handicap  sauf à identifier arbitrairement toute une classe d’âge (les 75 ans et plus) aux 15 % de cette classe qui ont des incapacités importantes dans les actes essentiels de la vie quotidienne , ceux qu’on stigmatise habituellement sous le vocable de « personnes dépendantes ou, pire, en perte d’autonomie » (10). N’oublions pas hélas que  les situations de handicap traversent tous les âges et que le traitement spécifique  des plus de 60 ans reste aujourd’hui, en France, une mesure discriminatoire envers les plus âgés qui doit être combattue sans relâche.   

Pour adapter la société française à son vieillissement, les « experts » du rapport Broussy nous proposent, de façon fort peu démocratique…. puisque sans aucune consultation des « vieillissants » concernés par leurs propositions, tout un catalogue de mesures techniques (habitat, ville, quartier, « gérontechnologies », conduite automobile, etc.) plus ou moins sophistiquées, que l’on peut qualifier d’approche gestionnaire rationnelle et technocratique d’une population à « risque » (comme aurait dit le regretté Robert Castel (11)) conduisant à une nouvelle ségrégation  des plus de … notamment en proposant la mise en place d’« un délégué interministériel en charge de l’adaptation de la société française au vieillissement » (12), alors que par ailleurs ce rapport prétend lutter contre les discriminations liées à l’âge… Rappelons, à cet effet, que cette mise en place d’une administration spécifique de la vieillesse avait été farouchement  combattue en son temps par la conclusion du rapport Laroque et par le rapport préparatoire au Huitième Plan « Vieillir demain » (13) en 1980.  

3/ La notion de vieillissement collectif dans la « société des individus » (14)

Revenons aux  recommandations auxquelles était arrivé le rapport Laroque : « la politique vieillesse ne peut être qu’un aspect d’une   politique plus large, tendant à assurer un aménagement harmonieux de l’ensemble de la société, en vue de permettre à chacun d’occuper, à tout moment, la place qui lui assure l’épanouissement le plus complet de sa personnalité, dans son intérêt propre, comme dans l’intérêt de la communauté elle-même, compte tenu tant de l’âge, que des autres éléments qui déterminent cette personnalité » (15). Si on veut que les individus puissent vivre  dans de bonnes conditions, quel que soit leur âge, il s’agit bien plutôt d’interroger l’organisation sociale générale, notamment ses valeurs et ses buts, et surtout la façon dont elle permet aux individus d’y trouver leur place. Comme le disait Nicole Questiaux en 1975 (elle deviendra Ministre de la Solidarité en 1981) « La vieillesse ne se détache pas de la vie normale. Le problème de la vieillesse est en tous points le reflet de toutes les contradictions et de toutes les défaillances de notre société »(16).

Il ne s’agit donc pas que des « experts » proposent «  d’adapter la société au vieillissement de sa population » (encore une fois sans se préoccuper le moins du monde  de ce que les concernés en pensent), stigmatisant  de plus une « année zéro » (17) de cette adaptation,  comme si rien ne s’était passé en France concernant  ce sujet depuis les années 1960….alors que les rapports  Laroque et   « Vieillir demain » ne sont  qu’un tout petit échantillon des réflexions et réalisations antérieures à 2013….

Pour nous, « personne âgée » au sens de l’Insee et retraité , mais avant tout citoyen, il s’agit essentiellement que notre collectif d’individus singuliers qui constituent la société (18) réfléchisse aux choix collectifs qui doivent être faits pour que chacun des membres de ce collectif , quels que soient ses déterminants rappelés plus haut  et quelle que soit sa fragilité,   «  puisse avoir un ensemble de possibilités ou de libertés substantielles qu’il peut décider d’exercer ou non »(19), ce qui parait être la base essentielle d’une société qui se veut  démocratique. 

Paris,  le 3 Avril 2013.

Bernard Ennuyer, retraité, «  personne âgée », ancien directeur d’un service d’aide et de soins à domicile, docteur en Sociologie, HDR, chercheur associé à l’Université Paris Descartes (laboratoire PHILéPOL)  et membre du collectif  « une société pour tous les âges »

1-     BROUSSY L. (2013). L’adaptation de la société au vieillissement de sa population : FRANCE : ANNEE ZERO !  Rapport à Madame Michèle Delaunay, ministre déléguée aux personnes âgées et à l’Autonomie.

2-     Op. cit., p. 6.

3-     Haut Comité Consultatif de la population et de la famille (1962). Politique de la Vieillesse. Rapport de la commission d’études des problèmes de la vieillesse présidée par  monsieur Pierre Laroque, Paris, La Documentation Française, p. 4.

4-     BOURDIEU P. (1984). « La « jeunesse » n’est qu’un mot », Questions de sociologie, Paris, Éditions de Minuit, 143-154.

5-     BOURDELAIS P. (1993). Le nouvel âge de la vieillesse, Paris, Editions Odile Jacob.

6-     GUILLEMARD A.-M. (1972). La retraite, une mort sociale, Paris, Mouton La Haye

7-     Rapport BROUSSY, op. cit., p. 13

8-     ENNUYER B. (2011). «  A quel âge est-on vieux ? La catégorisation des âges, ségrégation sociale et réification des individus », Gérontologie et Société, n° 138, 127-142.

9-     HENRARD J.-C. (2002). Les défis du vieillissement. La vieillesse n’est pas une maladie, Paris, Editions La Découverte et Mutualité française.

10-  ENNUYER B. (2013). « Les malentendus de l’ « autonomie » et de la « dépendance » dans le champ de la vieillesse », Le Sociographe, à paraitre.

11-  CASTEL R. (1981). La gestion des risques, Paris, Editions de Minuit.

12-  Rapport BROUSSY, op.cit., p. 188.

13-  Commissariat général du Plan (1980). Vieillir demain. Rapport du Groupe « prospectives personnes âgées », rapport Lion, Paris, La documentation française.

14-  ELIAS N. (1991). La société des individus, Paris, Fayard.

15-  Rapport LAROQUE, op. cit., p. 9.

16-  QUESTIAUX N. (1976). « Les perspectives de la politique française de la vieillesse », Gérontologie, n° 23, p 23.

17-  Dans le titre du rapport Broussy.

18-  CASTEL, R. (2012). «Les ambiguïtés de la promotion de l’individu », Refaire société, Paris, La République des idées, 13-25.

19-  NUSSBAUM M. (2012). Capabilités, comment créer les conditions d’un monde plus juste, Paris, Climats, Editions Flammarion, p. 37.