Interroger les évidences. Vieillissement de la population, maintien à domicile

Auteur : DANIEL REGUER

Prenant pour objet la population vieillissante, nous formulerons dans un premier temps quelques rappels de ses caractéristiques qui ne sauraient être réduites au seul critère uniformisant et stigmatisant de l’âge. Nous nous attacherons alors, à partir d’une approche historique, à observer la manière dont les politiques publiques de « la » vieillesse se sont construites de façon restrictive sous la dénomination de « maintien à domicile », en réponse et en opposition aux conditions sociales faites aux exclus et malades mentaux (1), aux « infirmes et incurables » rassemblés au sein des anciens hospices pour indigents (2).

Ces éléments démographiques, historiques, sémantiques, politiques et administratifs nous donneront les moyens d’une exploration interprétative des enjeux d’une unanime évidence d’une définition normative d’une politique publique.

Idées reçues sur le vieillissement

Interrogeons l’évidence de certaines idées reçues.

La première évidence que je veux questionner est l’affirmation constante d’une augmentation du nombre de personnes âgées. Or cette affirmation est contestable, socialement, comme l’ont montré de nombreux sociologues, mais aussi sur le plan démographique. En effet, pour observer l’évolution du nombre de personnes dites âgées, on a l’habitude de procéder à une comparaison terme à terme du nombre de personnes d’un âge donné, à différentes périodes. On voit alors une augmentation, parfois considérable, non sans enjeux de légitimation ou parfois commerciaux. Il convient toutefois au préalable de s’interroger sur le concept d’âge. L’âge est défini comme une différence entre une année de référence par rapport à l’année de naissance.

Je propose ici une nouvelle définition du concept d’âge, toujours comme une différence entre une année de référence et une autre date. Retenons pour cette autre date non pas l’année de naissance, mais l’année de décès.

Certes, celle-ci n’est pas connue individuellement, mais elle l’est parfaitement collectivement. On connaît, en effet, l’espérance de vie à un âge donné, qu’il suffit d’ajouter à cet âge et ce par sexe, par CSP et même en fonction du secteur d’activité. Il ne s’agit pas ici de définir un âge social de façon normative, ni même une nouvelle norme d’âge chronologique, ou un seuil évolutif d’âge de la

vieillesse 3, mais seulement d’indiquer les erreurs issues de la méthode habituelle de décomptage en référence à l’année de naissance, pour y préférer une méthode de décomptage par rapport à l’année de mort.

Pour distinguer les deux concepts d’âge, nommons l’un « âge naissance » et l’autre « âge décès ». Ainsi, toutes les personnes possèdent deux âges : une femme de 60 ans a un « âge naissance » de 60 ans, mais elle a aussi, en 2000, un « âge décès » de – 26 ans, puisque son espérance moyenne de vie à 60 ans est de 26 ans. Alors, comparant dans deux périodes les personnes d’un même « âge décès », on obtient des résultats radicalement différents qu’en comparant des « âges naissance ». Par exemple, les hommes qui avaient dix ans d’espérance de vie en 1954 étaient âgés de 69 ans, alors qu’en 2003, un demi-siècle plus tard, ils étaient âgés de 76 ans. Ce qu’il est pertinent de comparer, ce n’est donc pas le nombre de personnes masculines de 69 ans ou de 76 ans, mais le nombre d’hommes de « – 10 » aux deux dates, c’est-à-dire de 69 ans en 1954 et de 76 ans en 2003. L’augmentation du nombre de ces hommes de « – 10 ans » est alors de 5,69 %. En revanche, l’augmentation, dans la même période, du nombre d’hommes de 69 ans est de 114 %, et de 148 % pour les personnes de plus de 76 ans.

Comparaison des « âges décès » de – 10 ans et des « âges naissance »

de 69 et 76 ans des hommes en 1954 et 2003

Âge des hommes année

1954

2003

Progression

– 10 ans (69 ans et + en 1954, 76 ans et + en 2003)

1 396 518

1 476 027

5,69 %

69 ans et plus

 

1 396 518

2 992 367

114,27 %

76 ans et plus

 

595 314

1 476 027

147,94 %

 

Comparaison des « âges décès » de – 3 ans et des « âges naissance »

de 92 et 96 ans des femmes en 1968 et 2003

Âge des femmes année

1968

2003

Progression

– 3 ans (92 ans et + en 1968, 96 ans et + en 2003)

35 560 

58 138

63,49 %

92 ans et plus

35 560

216 034

507,50 %

96 ans et plus

5 702

58 138

919,26 %

Le calcul vaut évidemment pour d’autres âges, d’autres périodes, et bien entendu également pour les femmes. Les femmes ayant trois ans d’espérance de vie en 1968 sont âgées de 92 ans, alors que les mêmes femmes de « – 3 ans » ont 96 ans en 2003. Certes, il y a une augmentation de leur nombre, mais elle est moins forte qu’en prenant comme référence l’année de naissance.

On remarquera que plus on s’approche de la mort, plus il devient absurde de travailler sur le concept d’âge de naissance.

À l’inverse, il serait tout aussi absurde de travailler sur une population jeune à partir du concept d’« âge décès ». Comparer deux personnes de sexe masculin de « – 65 ans », respectivement en 1954 et 2003, reviendrait à comparer un garçon de 3 ans et demi en 1954 et un autre de 11 ans en 2003, pour affirmer que les changements sociaux, intellectuels, physiques, intervenus en un demi-siècle dans l’enfance (les – 65 ans) sont considérables. Il est aussi absurde d’utiliser le concept d’« âge décès » pour étudier l’enfance que celui d’« âge naissance » pour étudier la vieillesse. La confusion entre « âge naissance » et « âge décès » est aussi grave qu’entre « monnaie courante » et « monnaie constante » sans tenir compte de l’inflation.

La légitimité de l’intervention auprès des personnes âgées ne tient pas à leur nombre. Il n’y aurait qu’une seule personne, on devrait s’en préoccuper. Notre calcul ne vise pas à délégitimer l’importance de l’intervention auprès des personnes âgées, mais à la caractériser.

Avec cette nouvelle approche quantitative, on modifie notre regard sur le vieillissement, qui ne se réduit plus à un « problème », ni à une catégorie de personnes « au lit ou au fauteuil ». Une rétrospective des prospectives depuis les années 1970 le montre. En effet, au milieu des années 1970, on estimait qu’un quart des personnes de plus de 85 ans étaient dépendantes, soit 148 000 personnes au recensement de 1975. En 1983, avec les travaux de Jean- Claude Henrard, on est passé à 20 % des personnes de plus de 85 ans, pour obtenir, au recensement de 1982, le chiffre très voisin de 148 100. Des travaux plus récents aboutissent à une fourchette entre 150 000 et 230 000. De fait, le nombre de personnes en situation de grande dépendance n’a pas considérablement changé depuis les années 1970.

L’événement le plus important des dernières décennies est en fait l’émergence du troisième âge et non celle du quatrième âge. Celui-ci a toujours existé. Par le passé, on s’arrêtait de travailler peu de temps avant de mourir, alors qu’aujourd’hui la période entre la fin de l’activité professionnelle et la mort est nettement plus longue. Rappelons qu’une femme de 60 ans a une espérance de vie de 25,9 ans. En France, 13 millions de personnes ne travaillent plus et ne sont pas pour autant dépendantes. Elles seront donc non actives pendant plus de vingt-cinq ans, sachant que les travailleurs vieillissants sont en général exclus de l’entreprise sous prétexte que leur force de travail diminue. Ainsi, la question pertinente est celle du vieillissement et non celle de la vieillesse. On voit bien que la question centrale aujourd’hui, c’est la santé, au sens du « bienêtre » de l’OMS, et non de la médecine. Pour s’occuper des problèmes de « bienêtre », il faut aussi des docteurs sociaux, des docteurs en psychologie, des docteurs en travail social, comme c’est le cas dans les autres pays, ou plus généralement des personnes qualifiées dans le domaine social.

Le dogme du maintien à domicile le plus longtemps possible

La deuxième évidence que nous voudrions questionner est relative aux politiques publiques. On constate en France un consensus sur la question du maintien à domicile : il s’agit d’assurer ce maintien à domicile le plus longtemps possible. Or il me semble que cette idée a des effets pervers. En 1962, le rapport Laroque parlait de « maintien dans le milieu de vie habituel ». On a retenu par la suite la notion de « maintien à domicile », car cet indicateur est plus facile à évaluer. On ne l’a que très peu atteint. Alors un nouveau glissement sémantique s’est opéré : « le maintien à domicile le plus longtemps possible ». Là, on est certain d’atteindre cet objectif, surtout si on ne définit pas la limite. De plus, « le maintien à domicile le plus longtemps possible » est exactement synonyme de « placement le plus tard possible ». On a cru un temps que les politiques publiques étaient normatives, en préférant un lieu de vie plus qu’un autre. En fait, il n’en est rien. La norme dont il s’agit n’est pas spatiale, le choix d’un lieu, mais porte sur le parcours de vie, sur le passage d’un lieu à l’autre. Pendant ce temps, on a oublié complètement l’objectif de « vie sociale », peut-être encore plus à domicile, dans certaines circonstances d’isolement, qu’en hébergement collectif. Durant les Assises nationales des personnes âgées, en 1983, il était pourtant question de « soutien » plutôt que de « maintien », et « le plus souvent possible », plutôt que « le plus longtemps possible ». Je m’interroge par ailleurs sur la vie sociale des personnes âgées et j’observe que ces dernières vivent parfois des situations très difficiles à domicile, alors qu’elles peuvent avoir, pour certaines d’entre elles, une vie plus épanouie en vivant avec d’autres, dans  des lieux conjuguant des espaces privés tels un domicile et des espaces de rencontre, voire de partage. De ce point de vue, les foyers logements sont les témoins de stratégies spatiales de leurs locataires, séparant l’espace de nuit (privé) et l’espace de jour (lieu d’accueil des visiteurs). Le dénombrement de la capacité d’hébergement d’un établissement en nombre de lits est significatif d’une conception de la vieillesse couchée, sans distinction entre l’espace intime et l’espace social. Cette réalité n’est nullement imposée par des politiques sociales. Les acteurs en assurent la construction sociale qui n’est pas générale dans toutes les maisons de retraite.

Parler de maintien à domicile est certainement une bonne chose pour des personnes dont les caractéristiques et l’environnement ne se modifient pas. Ce n’est pas le cas de la période du vieillissement. Pour les personnes vieillissantes, lorsque le conjoint est décédé, lorsque les commerçants ont fermé boutique, que les enfants se sont éloignés pour leur travail, lorsque le réseau de vie sociale s’est peu à peu dissous, le maintien à domicile est alors un maintien dans la mort sociale. Il semble préférable de créer un nouvel objectif. Plutôt que de retenir l’idée du « maintien à domicile le plus longtemps possible », je préférerais qu’on vise un « soutien à une recomposition d’une vie sociale », avec les nouveaux venus dans l’environnement social.

Aujourd’hui, en réalité, l’origine du placement dans une maison de retraite est certes la santé, mais il découle surtout des effets sociaux d’une situation de santé. Une étude conduite dans une commune sur le devenir des personnes à l’issue des services à domicile montre qu’il s’agit en particulier des femmes qui quittent le domicile après le décès de leur conjoint. De fait, le facteur central de l’orientation gérontologique n’est alors pas la santé mais l’absence du conjoint et de la vie sociale liée à la vie de couple. Tout fonctionne comme si les politiques publiques étaient conçues pour les hommes, qui ont une femme à leur côté, et peuvent de ce fait rester à leur domicile. Les femmes rencontrent plus de difficultés, car elles sont souvent seules quand elles sont très âgées. C’est une politique pour les hommes.

C’est toujours ainsi, on voit plus facilement ce qui est évident. Le rôle du chercheur, à la fois interne et externe à l’objet d’étude, est d’entrevoir et de faire entrevoir ce qui se passe dans les coulisses. Et en fin de compte, c’est à domicile qu’on trouve les situations de solitude les plus inhumaines.

Il faut donc se méfier des évidences. Celle du libre choix de 95 % de personnes de plus 65 ans pour le maintien à domicile en fait partie. Pourquoi ne pas commencer à 50 ans, on aurait 99 % ? En réalité, pour comparer ce qui est comparable, il faut calculer ces pourcentages sur les personnes dépendantes. Or, un tiers des personnes dépendantes vivent aujourd’hui dans un établissement, alors que les deux tiers restent à leur domicile. On est loin des 95 %. Nous constatons également, dans nos enquêtes, qu’un tiers des personnes de 55 ans et plus envisagent de vivre dans une structure collective, dans la perspective de handicap ou de maladie. Il y a donc spéculation sur les réalités, soit simplement par lecture naïve et non critique des chiffres sans clé de lecture adaptée, soit par intérêt marchand, idéologique ou de légitimation professionnelle. L’essentiel des animateurs en gérontologie exercent leur activité en établissement, or c’est à domicile que les ruptures sociales sont les moins perceptibles mais les plus criantes. Si les questions liées à l’orientation gérontologique sont sociales autant que médicales, n’y a t- il pas un immense effort de formation professionnelle à l’intervention sociale, des animateurs en particulier, à promouvoir à l’université, en lien avec les professionnels, des mouvements d’éducation populaire, au même titre que la formation des médecins et professionnels de santé en lien avec leurs pairs ?

DANIEL REGUER

Maître de conférences en sociologie,

CNRS IDEES/CIRTAI, université du Havre

Notes

1. E. Goffman, Études sur la condition sociale des malades mentaux et autres exclus, Paris, les éditions de Minuit. 1968.

2. C. Bernan, Les vieux vont mourir à Nanterre, Paris, Sagittaire, 1978.

3. P. Bourdelais, L’âge de la vieillesse, Paris, Odile Jacob, 1993.

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