Le
"risque Xavier Bertrand"

ou Comment
profiter du "5e risque" pour détruire la Sécurité sociale, enrichir
les assureurs et abandonner les vieux malades, handicapés et pauvres.

Il y avait
les risques de Sécurité Sociale. Il y a maintenant le risque pour la Sécurité
Sociale, autrement dit, le "risque Xavier Bertrand". Une étape de
plus, celle du projet de "5e risque", de la destruction de la Sécu.
Explications.

On en
entendait parler depuis des mois, du "5e risque" que nous
préparait le gouvernement. On l’attendait d’autant plus impatiemment que la
réforme s’annonçait très ambitieuse. Rien de moins que de répondre, et pour des
décennies, aux questions sociales inédites posées par ce qu’on appelle à tort
la "dépendance", et qui regroupe de nombreuses situations où des
personnes ont besoin d’aide dans les actes de la vie quotidienne à cause
d’incapacités plus ou moins importantes, suite à des maladies, des accidents,
des handicaps… – des personnes de tous âges, bien entendu.

Donc, on
allait voir ce qu’on allait voir ! D’autant que, sous Sarkozy 1er, quand
on annonce une réforme, on l’annonce en grand. Le moindre brut de pomme se dit
champagne.

Et nous
voilà, en ce début juin, face à la réalité. Le ministre du travail, Xavier
Bertrand, et la secrétaire d’Etat chargée de la solidarité, Valérie Létard, ont
présenté il y a quelques jours, devant la Caisse nationale de solidarité pour
l’autonomie (CNSA) et la mission d’information du Sénat sur le "5e
risque", les grandes lignes du projet.

Bref, c’est
sorti. Tout rikiki. On se demande même pourquoi il a fallu deux Eminences pour
présenter un pareil pet de lapin.

LE "5e
risque", comme en Allemagne, ou dans d’autres pays d’Europe, à savoir
l’inscription du risque "perte d’autonomie" aux côtés des autres
risques de sécurité sociale ? Non. Loin de là.
Des pistes innovantes ? Aucune.
Des visions à long terme ? Que dalle.


Rien. Enfin, presque rien : les petites promesses habituelles : on va
augmenter les places en établissement (mais rien sur la formation des
professionnels, rien sur leur nombre, rien sur l’inadaptation de nombreux
établissements à la population accueillie… [1
]),
on va laisser aux gens la liberté de choisir (manquerait plus qu’on la leur
enlève), on va gratouiller de-ci de-là quelques euros.

Enfin,
"rien", il faut le dire vite :

– moins que
rien pour les personnes en difficulté :

les
"personnes âgées dépendantes" qui ont besoin d’aide dans les actes de
la vie quotidienne à cause d’incapacités plus ou moins importantes restent
séparées des personnes de moins de 60 ans ayant besoin d’aide dans les actes de
la vie quotidienne à cause d’incapacités plus ou moins importantes. Une fois de
plus, le projet s’annonce discriminatoire, plaçant les personnes ayant des
maladies ou handicaps après 60 ans dans un sous-accès à certaines aides, lieux
spécialisés, etc. – et dans une nécessité de participation financière à leurs
aides supérieure à celle d’une personne de moins de 60 ans. [2]

les montants
de l’APA ne sont pas fortement augmentés pour pouvoir répondre réellement à
l’objectif de cette aide.

Parlons-en
une minute, précisément, de cette APA dont Xavier Bertrand souligne le
"coût pour la société", le souligne tellement qu’on en vient à penser
que "parce que cela coûte cher, cela coûte assez".

Juste un
exemple, plus clair qu’un long discours :

Prenons une
vieille dame pauvre comme il y en a tant, ayant un revenu de
7 756 euros par an, une veille dame jugée très
« dépendante » par l’actuel outil d’évaluation (AGGIR la
« classe » en Gir 1, le niveau de « dépendance » le plus
fort) qui indique que cette dame doit recevoir 105 heures par mois (3,5 heures
par jour) d’aide à domicile (soulignons au passage que ce nombre d’heures
officiel est bien insuffisant dans beaucoup de cas) et qui lui attribue donc le
montant d’APA maximum.
Ce montant maximum d’APA octroyée paye une partie de ces 105 heures mensuelles.
Une partie. Une partie telle qu’il reste à payer à la dame, si elle veut ces
105 heures mensuelles, 5 194 euros. Notre vieille dame dispose donc
ensuite de 2 562 euros annuels (soit 213,58 euros par mois) pour se loger,
se nourrir, se vêtir, etc. !

Mais l’APA
coûte cher au pays, on vous l’assène tous les jours. Il faut donc une belle
solution, que le Gouvernement bien entendu possède : la solution est que
cette dame s’assure – auprès d’assureurs privés, bien entendu (si elle ne peut
pas s’assurer, qu’elle se rassure : l’état-balai sera toujours là pour
l’aider au rabais).

– Moins que
rien pour les personnes vulnérables, mais plus que tout pour les libéraux et
les assureurs :

Car le sens
réel, politique, ambitieux en effet, du projet de ce "5e risque"
n’est aucunement à chercher dans quelque dispositif qui serait profitable aux
personnes, de tous âges, ayant besoin d’aide dans les actes de la vie
quotidienne à cause d’incapacités plus ou moins importantes. (Si quelques
petites parties du projet leur sont bénéfiques, ce sera bien parce que la CNSA
et de nombreux proessionnels du monde du handicap et de la gérontologie se
battent comme des damnées pour sauver quelquies meubles…)

Non, le vrai
sens du projet, son réel sens politique, réside dans la continuation, dans la
concrétisation, de l’objectif de ce Gouvernement tel que parfaitement résumé il
y a quelques mois par Denis Kessler, ancien n°2 du MEDEF : "Les
annonces successives des différentes réformes par le gouvernement peuvent
donner une impression de patchwork, tant elles paraissent variées, d’importance
inégale, et de portées diverses : statut de la fonction publique, régimes
spéciaux de retraite, refonte de la Sécurité sociale, paritarisme…
A y regarder de plus près, on constate qu’il y a une profonde unité à ce
programme ambitieux.
La liste des réformes ? C’est simple, prenez tout ce qui a été mis en
place entre 1944 et 1952, sans exception. Elle est là. Il s’agit aujourd’hui de
sortir de 1945, et de défaire méthodiquement le programme du Conseil national
de la Résistance ! "
(sur ce sujet, cf. cet article).

Dans ce
programme, rappelons qu’aux côtés des retraites pour tous figuraient le droit
au travail et au repos, les principes qui allaient donner naissance à la
sécurité sociale, l’indépendance des médias (on ne rit pas en entendant cette
expression, svp), etc.

Attention,
donc
 :

ce
pétard mouillé que vient de présenter Xavier Bertrand n’en est un que pour
celles et ceux, fragiles, vulnérables, qui attendaient qu’un dispositif
permette de mieux prendre soin d’eux. Derrière le pet de lapin, le but est
clair : balancer peu à peu la dépendance, comme l’ensemble de la Sécurité
sociale, sur les assureurs privés.

Demain, pour
les Français atteints de handicaps, de maladies invalidantes, chroniques,
victimes d’accidents, etc., les choses seront nettes : soit ils pourront
payer pour être correctement aidés et soignés (et ils paieront alors d’autant
plus que leur argent servira à enrichir les assureurs et non à permettre, via
l’Etat, de viser l’égalité d’accès de tous aux aides et soins) ; soit ils
seront, et de plus en plus, mal soignés, mal aidés, mal accompagnés. Bienvenue
à la Cour des miracles du 21e siècle !

La dame dont
nous parlions tout à l’heure, avec son APA insuffisant, que fait-elle pour ces
105 heures d’aide mensuelles nécessaires ? Et bien, simplement, elle ne
les a pas. Donc, si elle a de la chance, à savoir une fille qui vient faire ce
que les professionnels absents ne font donc pas, elle s’en tire un peu. Si elle
n’a pas de chance, elle s’isole, se sauvagise, sa santé se détruit rapidement
et elle meurt prématurément, ce qui arrange bien les soucis des sénateurs et
ministres si soucieux de la "charge de la dépendance" sur notre pays.

Notre
vieille dame avait, durant sa vie, rencontré de nombreux risques :
pauvreté, accidents, maladies, handicaps. Il lui manquait le "risque
Xavier Bertrand"
, d’une certaine manière le pire de tous puisqu’il
aura pour effet d’accroître systématiquement les symptômes de tous les autres
en multipliant les obstacles sur le chemin des aides et des soins des plus
malades, handicapés et pauvres.

Post-scriptum :
On appréciera particulièrement la rhétorique libérale de ce projet de
réforme :
Promesse d’une soi-disant "liberté de choix" entre le domicile
et l’établissement, que rien de concret ne vient étayer ; promesse d’une
soi-disant "liberté de choix" entre le recours sur succession (avec
alors allocation à taux plein) ou le non recours (et allocation réduite) [3],
promesse d’autant plus digne que l’on sait à quel point les vieilles dames
atteintes de syndromes démentiels sont libres de choisir de prendre sur
l’héritage de leur conjoint et de leurs descendants le montant de leurs
aides…

Allures de gestionnaires en affirmant qu’on
va trouver l’argent de la "dépendance" en redéployant des budgets
jusque là alloués aux hôpitaux et aux familles. Lesquels hôpitaux, c’est bien
connu – depuis les services d’urgence où l’on attend 7 heures dans des couloirs
jusqu’aux longs séjours où l’on se grabatise faute de personnels -, sont
surdotés ; lesquelles familles croulent sous les aides…

Sortie des grands mots en guise de blason
(même pas le courage de Kessler) : "équité" et
"solidarité" venant justifier ce recours sur succession, au nom d’une
sorte d’évidence : que l’on prenne en compte le patrimoine.
Oui, que l’on prenne en compte le patrimoine : autrement dit, qu’on
rétablisse pas exemple les droits de succession sur les patrimoines importants
(supprimés par l’actuel gouvernement) afin de mobiliser des ressources pouvant
être redistribuées au profit de tous.
Oui, qu’on prenne en compte les revenus du capital, et non seulement ceux du
travail, pour préparer un pays qui saura prendre soin de ses membres les plus
fragiles.
Afin que "chacun cotise selon ses moyens et reçoive selon ses
besoins" : tel était le principe de ce que l’on appelait autrefois la
Sécurité sociale. Autrefois. Avant l’arrivée des barbares.

 

Post
Scriptum :

On reviendra
également prochainement sur la question, précise, des assurances dites "dépendance".
La majorité d’entre elles sont actuellement de pures et simples arnaques.

[1]
On voit en effet actuellement que quasiment tous les EHPAD (maisons de
retraite) deviennent en quelque sorte des services sépcialisés
Alzheimer. En quelque sorte : la majorité des
personnes qui y vivent sont bien atteintes de syndromes démentiels,
mais les professionnels ne sont pas plus nombreux qu’ailleurs, pas
formés à ces pathologies, l’architecture souvent inadaptée, etc.

[2]
On constate en effet que le gouvernement, dans sa communication autour
de ce projet, insiste énormément sur les personnes âgées, sur la
dépendance, sur la vieillesse, etc. – et en oublie presque les
personnes handicapées, que la question du "5e risque" concerne
également. Ce n’est pas par hasard : établir le recours sur succession
quand la personne malade et/ou handicapée est vieille, il y a des
chances que ça passe dans notre joli pays (les vieux, c’est toujours
les autres, ça ne nous concerne pas, n’est-ce pas), le faire quand la
personne malade et/ou handicapée est "jeune", ça ne passerait pas. X.
Bertrand le sait bien : toutes ces réformes, les unes après les autres
réductrices des droits de tous, ne peuvent passer que si elles séparent
à chaque fois les intérêts des uns et des autres. Personnes handicapées
de moins de 60 ans, personnes handicapées de plus de 60 ans : plus ces
populations seront bien séparées, bien distinguées, mieux cela vaudra
pour écraser, à tour de rôle, chacune d’entre elles sans que l’autre
bouge…

[3]
Pour ceux qui ne s’en souviennent pas, rappelons que la PSD, ancêtre de
l’APA, comprenait le recours sur succession. La PSD était très peu
demandée. L’APA supprime ce recours : grand succès de l’APA. Un succès
qui signifie que de nombreuses personnes malades, handicapées, ont
besoin d’être aidées… Un succès interprété depuis toujours par les
libéraux comme une catastrophe. Après toutes ces années d’attente, ils
vont enfin pouvoir détruire l’APA.

 

Source et lien