Pour une éthique Alzheimer

Et si la maladie d’Alzheimer posait au moins autant de questions
éthiques, voire philosophiques, que de problèmes strictement médicaux
ou, au sens le plus large, « scientifiques » ? A l’heure où
l’enseignement de la « morale » fait son retour à l’école et où les
lycéens subissent tout justement les épreuves de philosophie, il n’est
peut-être pas absurde de déplacer ainsi les interrogations.

 

Nous nous trouverons du reste en bonne compagnie. Alain Cordier,
président du conseil de la Caisse nationale de solidarité pour
l’autonomie, nous rappelle que les questions éthiques foisonnent dès
lors que la maladie entraîne une perte progressive de l’autonomie
décisionnelle. Les réponses ne sont jamais définitives, car elles
doivent tenir compte de la singularité du patient. C’est pourquoi il
lui semble indispensable de créer des espaces régionaux de réflexion
éthique qui organiseraient régulièrement des rencontres autour de la
thématique de la maladie d’Alzheimer (Le Concours médical, 27 mai).


La question primordiale reste au fond toujours la même : une personne
qui perd peu à peu non seulement la mémoire, mais aussi ses repères
dans le temps et l’espace et même, bien souvent, la conscience claire
de son identité, peut-elle continuer à être regardée par la société
comme un individu à part entière ? Y a-t-il un seuil au delà duquel un
homme cesserait d’être notre semblable, s’égarant ainsi dans une sorte
de no man’s land où il il se dépouillerait de sa figure humaine ?


Les malades jeunes, diagnostiqués plus tôt, lancent ainsi un cri
d’alarme : « nous existons », écrivent-ils dans leurs blogs, offrant un
regard sans précédent sur leur démence et la dégradation progressive de
leur cerveau. Aux Etats Unis, leur lobby réclame au Congrès une
meilleure prise en charge et, surtout, que la société porte sur eux un
autre regard (Associated Press, Le Monde,
3 juin). Pour le professeur Joël Ménard, « connaître le diagnostic
permet au patient de prendre des décisions utiles pour gérer l’avenir
et se protéger, lui et sa famille, sachant que la maladie d’Alzheimer
n’est pas d’emblée une démence » (Le concours médical, op.cit.).


Ivan Lewis, ministre britannique des Affaires sociales, vient du reste
d’annoncer le souhait du gouvernement d’inclure le droit à la dignité
dans les statuts du service national de santé. Alzheimer Britain salue cette prise de position (www.medicalnewstoday.com, 27 mai et 6 juin).

 


Une enquête internationale, menée par Alzheimer Disease International
et présentée au congrès d’Europe Alzheimer, à Oslo, révèle que, pour
les personnes atteintes de la maladie d ‘Alzheimer, préserver une vie
sociale en se sentant en sécurité et soutenu à la maison, est un besoin
aussi important que d’être traité par un médicament symptomatique. Un
chercheur israélien a expliqué comment un professionnel formé à
l’observation et à l’écoute de ces personnes peut « trouver la clé » de
leurs besoins individuels, de leurs désirs et de leurs capacités
restantes, afin de concevoir un programme leur permettant de participer
à un cadre social et de gagner en contacts humains et en qualité de vie
(www.pharmiweb.com, 28 mai ; J Gerontol Soc Work, 2008).


Une autre façon de poser la question initiale serait de se demander si
la personne humaine, au terme d’un long processus de dégradation, garde
toutes ses prérogatives de créature irremplaçable, inégalable,
incomparable, jusqu’aux ultimes limites de la mort.


Oui, bien sûr, répondent ceux qui croient, pénétrés ou non de valeurs
religieuses, à quelque chose qui pourrait s’appeler, à défaut d’un
terme moins connoté, la sacralité de la vie. Pourquoi hésiter à offrir
des soins palliatifs aux personnes atteintes de la maladie d’Alzheimer,
s’interroge Michel Brannigan, titulaire de la chaire d’éthique au
collège Saint Rose à New York. Au lieu de faire des choses à leur
place, nous devons être présents à leurs côtés. Les soins palliatifs
protègent d’actes médicaux invasifs, lourds et potentiellement
inefficaces (www.timesunion.com, 25 mai).).


C’est dans cet esprit que Nicolas Sarkozy a fait connaître, le 13 juin,
son « programme de développement des soins palliatifs » qui prévoit de
débloquer 228 millions d’euros d’ici à 2012, financés par le produit
des franchises médicales, auquel s’ajouteront les 630 millions déjà
consacrés chaque année à ces soins. Il s’agit de doubler les capacités
de prise en charge et, surtout, de renforcer la culture des soins
palliatifs dans le corps médical (Le Monde, Le Figaro, Libération, Le Parisien, La Tribune, 14 juin).


On retrouve là quelques uns des débats qui avaient suivi, au printemps,
la mort de Chantal Sébire, après le refus de la justice de lui accorder
un droit au suicide assisté. Dans le cadre des discussions en cours sur
le réaménagement éventuel de la loi Léonetti sur la fin de vie, Amadou
Diallo commente le principe dit du « double effet » : si le médecin
constate qu’il ne peut soulager la souffrance d’une personne en phase
avancée ou terminale d’une affection grave et incurable, qu’en lui
appliquant un traitement qui peut avoir pour effet secondaire d’abréger
sa vie, il doit en informer le malade (Décideurs, avril-mai 2008).


Comment articuler la réflexion éthique et la pratique quotidienne de
terrain ? Anne Létard, directrice d’un établissement d’hébergement pour
personnes âgées dépendantes (EHPAD) à Courbevoie (Hauts de Seine),
participe à un travail de recherche, piloté par le Centre d’éthique
clinique de l’hôpital Cochin à Paris, sur les déterminants éthiques
intervenant lors d’une prise de décision importante concernant une
personne hospitalisée. L’objectif est de trouver un processus de
questionnement et de travailler en réseau (Décideurs, op.cit.).

Un exemple concret : les attitudes des infirmières face au
problème de la nutrition artificielle ou de la perfusion chez les
personnes atteintes de la maladie d’Alzheimer. Les unes, selon une
étude du centre d’éthique biomédicale de l’université catholique de
Louvain (Belgique), considèrent qu’il s’agit d’actes élémentaires du
soin infirmier ; d’autres estimeraient au contraire qu’on aboutit là à
une atteinte à la qualité de la vie et à la dignité dans la mort (J Med Ethics, juin 2008 ; J Am Med Dir Assoc, juin 2008).


C’est dire à quel point il serait nécessaire de développer la recherche
psychosociale, trop souvent sacrifiée au profit de la seule recherche
médicale. Des chercheurs britanniques plaident pour une étude
systématique des résistances culturelles au changement des pratiques et
leur effet sur les parcours de prise en charge. Ils souhaitent
également travailler sur la perception qu’ont les personnes malades et
leurs aidants de leur implication éventuelle dans des programmes de
recherche (Dementia, mai 2008).


On s’apercevra dès lors, de plus en plus, que les facteurs
environnementaux peuvent jouer un rôle majeur dans l’approche des
dégénérescences cognitives. Sandra Duggan, de l’université de Durham
(Grande Bretagne), a étudié les perceptions de vingt-deux personnes au
stade modéré de la maladie concernant la vie à l’extérieur (outdoor life), qui
donne l’occasion de rencontres, de plaisirs, d’exercices, et allonge
ainsi la trop brève période de « bonne qualité de vie » (Dementia,
juin 2008). Le docteur Benoit Lavallart, de la mission de pilotage du
plan Alzheimer au ministère de la Santé, et Jean-Philippe Flouzat,
conseiller technique à la Direction générale de l ‘Action sociale, ont
identifié les facteurs pouvant prévenir l’apparition de troubles du
comportement en EHPAD : environnement de type familial, aménagement
facilement compréhensible, accès à un jardin, vie social organisée,
musique durant les toilettes, programme d’activités physiques… (Le Concours médical, 27 mai ; www.cnsa.fr, 15 mai ; www.agevillagepro.com, 2 juin ; Le Mensuel des maisons de retraite, mai 2008 ; Actualités sociales hebdomadaires, 9 mai : Lagedor, 29 avril).


Pour le gouvernement, en cette fin de printemps, le sujet de
philosophie qui fait plancher les ministres pourrait être : la société
tout entière a-t-elle le devoir moral de couvrir solidairement pour
tous le risque de dépendance (principe d’égalité) ? Ou bien chaque
individu doit-il être mis face à ses propres responsabilités et assumer
lui-même, en fonction de ses ressources, une partie du poids financier
qui en résultera peut-être au temps de sa vieillesse (principe
d’équité) ?


Xavier Bertrand, le ministre du Travail, des relations sociales, de la
famille et de la solidarité, qui a présenté les grands axes de son plan
le 28 mai, a tenté une synthèse : le patrimoine serait désormais pris
en compte pour le calcul de l’allocation personnalisée d’autonomie. Au
delà d’un certain seuil, la personne qui demande à bénéficier de l’APA
aurait le choix entre deux options : soit accepter de gager son
patrimoine, jusqu’à une certaine limite, et recevoir l’allocation à
taux plein, qui serait récupérée sur succession au décès ; soit
recevoir une allocation à taux réduit. « Cette idée, estime le sénateur
Philippe Marini qui en a été le plus ardent promoteur, va dans le sens
de l’équité et de la solidarité, puisque la récupération ne touchera
que les personnes les plus fortunées » Xavier Bertrand promet ainsi la
mise en œuvre d’un droit à un « plan personnalisé de compensation »,
reposant sur deux étages : un socle de solidarité nationale sur lequel
vient s’articuler un second étage alimenté par « l’effort d’épargne des
Français » (des contrats complémentaires de prévoyance collective ou
individuelle). Il compte aussi sur un apport de la branche famille,
régulièrement excédentaire, au nom de « la solidarité entre les
générations » (www.senat.fr, www.travail-solidarite.gouv.fr, Le Monde, 28,30 et 31 mai ; www.senioractu.com, Les Echos, 29 mai ; www.localtis.info., 28 mai ; www.agefi.com, 25 mai ).


Xavier Bertrand et Valérie Létard, la secrétaire d’Etat à la
Solidarité, se donnent cependant du temps pour réfléchir, discuter avec
les partenaires sociaux et, éventuellement, améliorer leur copie. C’est
un temps de réflexion dont ne bénéficieront pas les candidats au
baccalauréat, dont certains ont eu quatre heures pour répondre à la
question : une connaissance scientifique du vivant est-elle possible ?,
tandis que d’autres analysaient une page des Cahiers pour une morale de Jean-Paul Sartre.


Voilà des lycéens qui seront bien préparés à entamer demain une réflexion sur les enjeux de la maladie d’Alzheimer.

Jacques Frémontier

Journaliste bénévole

 

document issu du site Internet http
://www.fondation-mederic-alzheimer.org de la Fondation Médéric
Alzheimer. Les droits de reproduction sont réservés et strictement
limités