Séniors en entreprise : on ne selle pas un cheval qui rentre à l’écurie

avec l’aimable autorisation de Jonas2 

Elle
arrive. Elle est presque là. Ce n’est plus ce futur intangible que je
caressais avec ferveur les matins d’hiver pour me donner du courage.
Non. Elle a pris corps. Je peux même toucher la liasse de papier qui en
atteste. Le décompte de mes droits. Ma retraite. Ma chère retraite.
Enfin!

Pour les collègues aussi la cause est entendue.

– Alors Patembert? Combien de mois encore?

Je sens qu’ils sont déjà passés à autre chose; à un, ou une autre que moi.

– Ça doit être long la dernière ligne droite. Non?

Sans doute autant pour eux que pour moi. Normal. Ils attendent la
redistribution des cartes qui suivra mon départ. Ils ne peuvent
décemment pas le faire dès maintenant. Ce serait se partager les écus
sur le ventre de l’agonisant. Je me marre intérieurement en fredonnant
la chanson de Félix Leclerc "Chapeau noir, les yeux dans l’eau, les
mouchoirs, les gros sanglots, rage au cœur, couteaux tirés, gerbes de
fleurs, Miserere!"

Ils forcent un peu sur le registre sympa. Je ne suis plus un rival
potentiel. Le papy est soudain devenu inoffensif. Je sais ce qu’il y a
dans cette bonhomie nouvelle pour l’avoir éprouvée moi-même il y a
longtemps.

– Quel intérêt aurait-il à encore intriguer ou placer ses pions le Papy? Pour son compte?
– Improbable. Sa carrière est derrière lui.
– Pour l’organisation alors?
– Tu parles! Il pense plus à ses petits-enfants qu’à la boite. C’est normal à son âge.

Là ils ont tort. J’essaye de me motiver et de rester investi. Oh!
pas pour la gloire, mais pour que justement les derniers mois ne soient
pas trop longs. Le temps s’étire indéfiniment quand on s’emmerde.
Malheureusement je ne décide pas de tout.

– Ah! Au fait! Patembert. Je ne vous envoie pas au
séminaire sur le nouveau processus, parce que quand ça va se mettre en
place vous ne serez plus là. Je préfère privilégier les acteurs qui
auront à l’appliquer. Je pense que vous le comprenez. D’ailleurs vous
avez assez donné. C’est le tour des autres maintenant, hein? Ha! Ha!
Ha! Vous avez bien gagné le droit de souffler un peu. Je compte sur
vous en revanche pour les transferts de savoir faire. C’est important
pour la boite de contribuer à transmettre ce capital mémoire et
expérience avant votre départ.

Mon expérience? Je la trouve un rien obsolète confrontée aux
technologies de l’information, ravivées chaque jour de nouvelles
notions dont je dois avouer qu’elles me lassent de plus en plus.
Difficile d’investir lourdement dans des pratiques que je ne
maîtriserai, dans le
meilleur des cas, qu’au moment de partir et qui ne me seront d’aucune utilité par la suite.

Se rendent-ils compte qu’ils me font jouer une partie où on ne me
passe plus jamais le ballon. C’est un peu comme si j’étais devenu
transparent. Difficile de s’intéresser à un match sur lequel on ne pèse
plus du tout. Encore plus difficile de se jeter sur un ballon rétif
quand on est las.

Il est schizophrène, ce discours qui consiste à exhorter les seniors
à rester en activité. Car l’entreprise n’aime pas les seniors. Elle n’a
ni le temps ni le goût de s’encombrer d’eux. Ils sont les lambeaux
d’hier dans une organisation qui n’a d’intérêt que pour demain, la
prospective et les contrats d’objectifs.

Les jeunes, eux, attendent avec impatience de voir les seniors tirer
leur révérence pour laisser le champ libre à leurs légitimes ambitions.
Quant aux seniors, ils n’ont qu’une envie. C’est de mettre un terme à
ces postures factices du vieux qui fait semblant d’en redemander et
d’une organisation qui fait semblant de n’attendre que ça.

Personne ne veut véritablement que les seniors jouent les
prolongations en entreprise; à commencer par eux. Celui qui est à
l’origine de cette injonction paradoxale, c’est monsieur
le comptable des retraites qui milite pour une cause bien plus prosaïque: payer le moins possible d’années de retraite.


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