Prix "COUP DE COEUR" ex æquo, Lettre à… 2008
Femme, 86 ans

Au Lieutenant Alain C, 128e R.I.


Alain chéri,
En me quittant sur le quai de la gare (après m’avoir serrée si fort contre vous que j’en frôlais l’apnée), vous m’avez murmuré à l’oreille : "Je vous en supplie, faites-moi l’aumône de quelques lignes…". Requête inutile, Alain bien-aimé ; dès votre train disparu, j’ai volé (oui, c’est vrai, mes pieds ne touchaient pas le sol !) jusqu’à la maison, jusqu’à ma chambre pour sortir le papier à lettres et revenir vers vous pour poursuivre notre tendre dialogue. Vous m’avez avoué votre amour, en vous inquiétant de la réciprocité. Alain, comment pouvez-vous douter de mes sentiments ? Oui, je vous aime ; oui, j’accepte de devenir votre femme ; oui, je serai la mère de vos enfants ; oui, telle Pénélope, j’attendrai jusqu’à ce que se termine cette stupide guerre.

Alain chéri, je guette avec
impatience votre prochaine permission : ce sera en avril ; je vous
emmènerai alors dans un joli petit bois, près de Douai, où fleurissent
au printemps, les anémones blanches et roses, suivies des jacinthes
sauvages ; le sous-bois est alors bleu et parfumé. Nous nous y
promènerons main dans la main, en évoquant la date de notre mariage et
le nom de nos futurs enfants (pas plus de deux !). Vous me rappellerez
que vous m’avez aimée le premier
jour de notre rencontre, alors que je rentrais de pension, dans un
uniforme affreux, avec des bas noirs (en laine). Merci de votre
indulgence !…


Alain chéri, je vous en supplie
(à mon tour !), ne jouez pas au héros, j’ai tant besoin de vous ! Que
m’importent les honneurs, les médailles, la gloriole ! Revenez vite,
que nous puissions, enfin, poursuivre notre joli conte. N’allez surtout
pas pendre votre linge sur la ligne Ziegfried ! Dans mon jardin, entre
le lilas et l’hibiscus, existe un fil de fer (inoxydable !) sur lequel
vous pourrez étendre votre lessive en toute sécurité !


Alain, les jours qui nous
séparent vont me paraître plus longs que des années ; je vous écrirai
chaque matin, c’est promis et guetterai tout le jour le passage du
facteur. Par pitié, mon amour, pas de zèle, je ne vis que par vous !


A demain, je vous aime.
S.
Douai, 4 janvier 1940
Le Lieutenant Alain C. a été tué le 13 avril 1940, en mission de reconnaissance.
Nous n’irons plus au bois !…

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