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Quand la maltraitance se fait institutionnelle…
avec l’aimable autorisation de l’auteur Anne Perraut Soliveres
retraite, tourné en caméra cachée et diffusé mercredi soir sur France 2, on
peut dire que ce qu’ils ont montré est d’une actualité effrayante. Effrayante
de banalité. On est là exactement devant la réalité que tous les soignants,
sans exception, ont rencontré ici ou là, ce qu’en d’autres temps je décrivais
comme de la maltraitance institutionnelle. C’était en 2002 dans un article pour
la revue Pratiques,
les cahiers de la médecine utopique dont le dossier traitait de
«La vieillesse, une maladie ? Face aux difficultés de l’âge, que peut faire
la médecine ? que doit faire la société ?»
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Je pourrais l’avoir écrit hier puisque tout ce
que j’ai entendu des témoignages reprend point par point mon analyse de l’époque.
On peut légitimement s’inquiéter de la surdité des décideurs… Ah, le
beau dialogue de sourds entre la représentante du gouvernement, d’une
agressivité exaspérante, essayant de parler vite et fort pour ne pas entendre
les témoins usés par des inerties institutionnelles coupables… prompte à
pourfendre les fautifs… menaçante… et la directrice de l’établissement dans
lequel «l’humanitude» va si bien… Les autres témoins étaient nettement plus
crédibles… c’est si rare d’entendre à la télévision autre chose que la langue
de bois…
Et les belles intentions ? «Y’a qu’à les
former et tout ira bien…» Sauf que cela fait belle lurette que la
formation des soignants véhicule toutes ces bonnes pratiques qui ne tiennent
pas indéfiniment devant l’épreuve. D’ailleurs, on voit bien qu’à part quelques
cas de malveillance, la maltraitance se fait plutôt par défaut, infantilisation
ou brutalité par rapidité du geste. J’ai enseigné pendant une douzaine d’années
les gestes et postures de sécurité dans le travail et ai constaté que certaines
femmes compensent leur manque de force par la rapidité, ce qui engendre les
réactions de défense des patients qui ont peur de tomber et s’accrochent aux
barrières ou aux soignants, rendant la tâche encore plus difficile et déclenchant
ces mouvements d’humeur… Cercle vicieux s’il en est… Or, tout cela
s’apprend, donner à manger, laver le corps, prendre soin… Ce qui semble
nettement plus aléatoire, c’est la manière de considérer l’autre dès lors qu’il
devient dépendant. Beaucoup de choses ont été dites, il reste à revoir comment
le rendre évident et faisable : recruter, former, encadrer, mieux payer… Et
le trou de ma sécu ? il va encore se creuser… Donc voici ce que j’écrivais en
octobre 2002:
«Quand la maltraitance se fait
institutionnelle
Qui serait assez grand, assez sage, assez patient
et assez talentueux pour rester attentif, à l’écoute, prévenant… après avoir
«changé» quarante personnes âgées ? C’est pourtant le défi quotidien auquel
sont confrontés les soignants œuvrant dans des centres de long séjour où, la
nuit, une infirmière et une aide-soignante assument la responsabilité de
quatre-vingt personnes pour la totalité de leurs besoins.
La plupart de ces personnes sont totalement
dépendantes, c’est-à-dire qu’il faut les faire manger, les laver entièrement
ainsi que changer régulièrement leurs couches car elles ont souvent perdu la
maîtrise de leurs sphincters, comme des bébés, avec cette distinction
incommensurable qu’elles ont vécu autonomes, qu’elles peuvent avoir eu du
pouvoir et qu’elles savent encore ce qu’elles préfèrent si elles ne se sont pas
réfugiées dans la démence… autant dire tout ce qui qualifie une vie d’adulte
responsable.
Comment pourrait-on aider les personnes agées à
surmonter l’écueil monumental du deuil de leur autonomie sans leur donner un
minimum d’attention, c’est à dire passer du temps avec eux ? Autant dire que
les soignants n’y parviennent que rarement et supportent la médiocrité de cette
situation au prix de quelques aveuglements sur le ressenti des personnes dont
ils ont la charge ainsi que sur leur propre conscience.
Il ne s’agit pas là de tenter l’exhaustivité ni
de jeter l’opprobre sur tous les soignants qui sont déjà soumis à rude épreuve,
d’autant que de grandes différences se font jour en faveur des bons vieux et
bonnes vieilles dont le caractère s’est fait à la situation et qui savent
encore donner une bonne parole, un sourire. De plus, il existe de grandes
disparités régionales, mais il apparaît hélas peu probable que la sollicitude
du soignant puisse «tenir» au-delà des trente premiers du «tour» de changes,
sans compter que ces ultimes conditions de «vie» ne portent pas les
personnes dépendantes à garder leur humour, leur patience ni leur conscience
très aiguë…
Il ne s’agit pourtant là ni de ce que l’on
appelle des mauvais traitements ni des brutalités («la maltraitance») qui ne
sont pas exclus pour autant, mais bien d’une banale et rationnelle
déshumanisation par la fréquence et donc le rythme trop rapide des interventions
qui ne permettent pas de faire attention au désir de celui qu’on remet au
«propre». C’est alors bien de mal traitance dont il est question, dans le sens
de ne pas bien traiter, subtile distinction avec le verbe maltraiter dont la
connotation sadique est plus directe et surtout plus voyante. Lorsque changer
les couches d’une personne se substitue à lui «dire bonsoir», tient lieu pour
l’essentiel de la relation, nous pouvons difficilement prétendre la soigner, au
sens de prendre soin d’elle. Nous nous contentons par conséquent de la nourrir,
la loger, la blanchir, sans trop l’abreuver car, ainsi que le conseillent
certains représentants du «juteux» marché de la couche aux soignants, il vaut
mieux éviter de lui donner à boire le soir (pas de tisane… de toutes façons
on n’a pas le temps) afin de ne pas déborder la couche dite «de nuit» qui
prétend contenir douze heures d’incontinence «raisonnable», ce qui
justifie son prix plus élevé.
Ajoutons à cela que les très vieux deviennent
moins rapides, un peu durs de la feuille et qu’il leur faut davantage de temps
pour comprendre et se faire comprendre… Comment ne perdraient ils pas le sens
commun, désorientés par une politique sécuritaire qui les préfère encagés dans
les barrières de lit, voire attachés, que chutant au travers des objets non
familiers de leur chambre avec tous les inconvénients dus à leur grande
fragilité. Si je me réfère à ma propre expérience, il y a trente ans, dans les
mouroirs de l’Assistance publique, l’avénement des couches a évidemment singulièrement
allégé le travail ingrat des soignants et probablement le confort des patients
devenus incontinents.
Pourtant, en permettant une plus grande rapidité
dans les interventions, ce progrès n’a en rien contribué à humaniser leur vie
quotidienne ni, a fortiori celle de ceux qui leur viennent en aide. Cette
situation n’a pour autant rien d’accidentel ni ne doit rien à l’ignorance
puisque, depuis plusieurs années, de nombreuses formations sont venues aider
les soignants à reconsidérer leur conception du soin aux personnes très
dépendantes dans les services de gériatrie.
Il s’agit bien, par conséquent, d’un choix de
société, même si ladite société fait l’autruche, puisque la mise en œuvre des
restrictions budgétaires a abouti au «redéploiement» vers les services aigus du
personnel soignant de nombreuses institutions de long séjour afin d’en diminuer
les coûts. En allégeant considérablement les effectifs, parfois, comme dans un
hôpital du sud de la France, sitôt la formation terminée… on a poussé la frustration
des intervenants au paroxysme. Leur tentative de solliciter l’aide de
l’entourage des patients afin de dénoncer les conditions de soin et de travail
s’est échouée sur la «menace» par la direction d’augmenter la part à payer
revenant aux familles… Je laisse deviner qui paie une fois de plus «la
facture» face à l’indigence des technocrates ayant pensé les réformes destinées
à réduire le coût de ces populations devenues improductives. Là encore la
discrimination est considérable entre ceux qui ont la chance d’être encore
entourés, ayant des revenus suffisants et les autres…
La pénurie actuelle de soignants gagnerait à être
analysée d’urgence car elle ne fait que confirmer le mauvais état d’une
institution de soin qui s’est considérablement dégradée. Les difficultés de
recrutement actuelles de soignants et de médecins associées à la désaffection
de tout temps pour ces postes difficiles et totalement dévalorisés, ne laissent
rien augurer de bon, confortées par un système médical qui n’a jamais été aussi
caricaturalement braqué vers la médecine de prestige qui se voit, se compte
et… rapporte.
Autant dire que l’embellie n’est pas pour demain
malgré les quelques bonnes volontés qui tentent de colmater avec des bouts de
ficelle une érosion du système de santé dont trop peu de nos concitoyens
semblent se soucier. Serait-ce la culpabilité qui les en empêche ? Ou
peut-on penser qu’il est difficile de rester attentifs à nos vieux quand les
institutions se déshumanisent, quand le travail a perdu sa valeur symbolique,
quand la personne perd sa place au profit du système marchand ? Quel humain
pourrait trouver son compte dans ce monde impitoyable pour les faibles, les
petits, qu’ils le soient momentanément comme les malades ou définitivement
comme les personnes âgées ? A part ceux qui en tirent profit, je ne vois pas.»
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