La mort de la mort ?

avec l’aimable autorisation de l’auteur Daniel CARRE

« La mort est en danger de mort », c’est ainsi que le philosophe Robert Redeker nous interpelle. Il conclut : « La disparition de la mort serait en effet la vraie mort de l’homme ». (Le Monde 1/11/2008)

Une quête de jeunesse éternelle s’est emparée de notre société.
L’augmentation de l’espérance de vie est une aubaine extraordinaire
pour la société de consommation, une ouverture de marchés nouveaux
développés par des recherches et des méthodologies scientifiques,
exploités par des vendeurs de rêves (voyages, produits de beauté,
aliments diététiques, thérapies…). La vieillesse se vit de mieux en
mieux, parce que les vieux paraissent de plus en plus jeunes.

Toutefois, de manière inexorable, l’inflexion vers la décrépitude
commence puis la maladie frappe insidieusement ou brutalement. Les
rangs des amis s’éclaircissent. Il devient difficile de trouver des
partenaires pour partager des loisirs sportifs ou des voyages
aventureux. Les délires d’une société « post-mortelle » se développent
cependant, à partir d’extrapolations qu’alimentent les progrès de la
bioscience et de la médecine anti-âge. C’est une forme subtile du déni
de notre finitude, qui s’incarne dans le désir de clonage, romancé par
Michel Houelbecque dans « La Possibilité d’une île ».

La jeunesse n’est pas dupe. Ma petite fille de 16 ans m’a récemment
interpellé. « Qu’est-ce que c’est que cette Société où je vais devoir
travailler jusqu’à cent ans pour financer une retraite me permettant de
vivre cent trente ans ! ». Rude vision de l’avenir que nous lui léguons
!

J’aime toujours ce que m’apporte la vie. J’ai néanmoins profondément
conscience de ce que mon vieillissement retranche aux plaisirs de mon
existence. Je ne supporte plus la perspective optimiste de certains sur
le sort des vieux. Certes, le sourire d’une enfant illumine une journée
de l’arrière grand-mère. Mais, si et seulement si, elle a établi une
relation où elle y trouve du plaisir. Or, j’ai hélas constaté que ce
n’est plus possible, lorsque la dégradation physique et mentale
atteignent un certain seuil.

Je ne supporte plus non plus les discours pour les autres, sans
implication directe. Parler de la vieillesse et de la mort, n’est
tolérable que si le discours porte sur sa propre vieillesse et sa
propre mort.

La médecine fait des miracles dans l’exploitation des technologies.
« Docteur, vous allez m’empêcher de mourir ! » Les soignants sont
victimes de leur pouvoir quand ils sont ainsi interpellés. J’en conclus
qu’il faut préparer soi-même sa propre disparition.

Une référence sur la plan éthique, Alain Grimfeld, a écrit « l’essentiel
ne réside pas dans la réponse apportée aux différentes questions
soulevées, mais dans le fait de questionner, dans l’échange
» (Le Monde, 4 septembre 2008).

Les évolutions considérables de nos conditions de vie ont transformé
profondément toutes les phases de notre existence. Étant âgé de 75 ans,
je constate que la transformation de notre vieillesse est d’autant plus
perturbante que nous n’avons aucun modèle historique pertinent pour
nous assister.

Je n’ai pas connu mes grands-pères, j’ai été parmi les premiers
soignés par la pénicilline, j’ai vu les premières femmes françaises
voter, j’ai traversé en avion l’Atlantique à 20 ans, j’ai accueilli le
planning familial puis le droit à l’avortement, j’ai applaudi à
l’abolition de la peine capitale, j’ai bénéficié plusieurs fois du
confort des réparations apportées par la médecine moderne, j’ai deux
arrières petites-filles.

Si nos référentiels historiques s’effondrent dans tous les domaines,
les conditions de notre mort sont profondément transformées.

Je souhaite maintenant préparer ma mort. Le détachement et la prise
de distance sont indispensables à ma sérénité. Mon cheminement sera
facilité par des accompagnements. Enfin, si nécessaire, je désire
pouvoir décider du jour de ma disparition, sans pour autant me pendre
ni me défénestrer. Je serais alors très reconnaissant au soignant qui
me permettra en toute lumière et légalement d’abandonner mon corps.

Je conteste avec force les discours dogmatiques ou lénifiants
concernant la fin de vie. Certes, la vie est sacrée. En toute
situation, je suis seul et surtout unique : ma mort ne peut être qu’une
affaire personnelle, complexe, intime et douloureuse.

Mon corps pourra m’abandonner de manière spontanée, mais je souhaite que mon détachement soit conscient.

Si je suis en train de perdre le contrôle de mon existence
matérielle, ou si je n’ai plus ni le désir ni la force de lutter plus
longtemps contre la maladie, alors j’aspire à l’acte compassionnel qui
sera mon ultime volonté. Non pas pour fuir ce monde, mais pour marquer
ainsi mon attachement à ceux que j’aime et que j’ai aimé, à mes
héritiers et à mes compagnons de luttes, à l’humanité tout entière. Et
aussi en souvenir des récompenses et des offenses, des actes courageux
et des lâchetés, des plaisirs et des chagrins d’une vie dont
j’estimerais qu’elle atteint son terme.