(billet dédié à Michèle Delaunay)
2003, année de la canicule. J’habite à Toulouse, et autant vous dire qu’ici, la canicule, on la sent bien passer! Je débute dans la profession (j’en ai déjà parlé ici), je n’ai ni l’expérience ni le bon diplôme mais bon, on manque de main d’œuvre alors… Alors me voilà.
Cette première expérience est une catastrophe, je suis très vite en burn-out. Une accumulation de détails, de petites phrases, de petits gestes, un excès de mépris en somme, font que je démissionne au bout de trois mois. Belle connerie! Démissionner d’un CDI c’est pas très malin. C’est même carrément con. Avec le recul, c’est ce que je me dis. Sur le moment, je crois que c’était la seule solution. Je partais au travail en pleurant, je bossais en pleurant, je rentrais chez moi en pleurant. J’encaissais le mépris et l’insolence de la famille et de la personne aidée, pour un salaire de merde, avec des horaires de merde, en faisant un boulot de merde. Vous l’aurez compris, c’était la merde!
Cette année-là, la canicule causera la mort d’environ 15 000 personnes. La nonagénaire dont je m’occupe survivra, elle.
Des gens très bien sont morts. Des gens très cons ont survécu. La vie n’est pas toujours juste.
Dix ans ont passé. La nonagénaire est morte. J’ai quitté Toulouse. Mariée, deux gosses. Je suis toujours auxiliaire de vie, après un petit détour par d’autres choses, mais ce n’est pas le sujet de ce billet (un jour peut-être). Sacrée expérience sur le CV mais… Toujours pas le diplôme qu’il faut. Manque de volonté ? Manque de temp s? Manque d’argent ? Non. Manque de tout et de rien. Pour vous expliquer, laissez-moi vous parler de Nicole.
Nicole est arrivée à Morteville deux mois après moi. En été, il faut du renfort, et nous sommes là pour ça. Madame Grandchef a du mal à recruter, sa boîte a mauvaise réputation, ici ça tourne et les filles ne restent pas. Nicole et moi ne savons rien de ça. Fraîchement embauchées et contentes d’avoir du travail, on fait nos heures en espérant être gardées après la saison. J’aime bien Nicole, je la trouve gentille, alors on essaie de prendre nos pauses repas ensemble. Bizarrement, elle arrive toujours en retard. Faut dire que la gentillesse de Nicole, justement, ne lui rend pas service.
« Dites Mademoiselle, avant de partir, vous ne voudriez pas aller chercher mon courrier? »
Et Nicole va chercher le courrier, sous la pluie, pour éviter à la petite dame malade de se mouiller.
« Dites Mademoiselle, avant de partir, vous ne voudriez aller chercher du pain? Nous n’avons plus rien pour ce midi. »
Et Nicole va chercher le pain, parce qu’elle ne voudrait pas que le gentil couple manque de quelque chose.
« Dites Mademoiselle, avant de partir, vous ne voudriez pas ranger les courses? »
Et Nicole range les courses, parce que le monsieur a demandé gentiment, avec un gentil sourire, alors bon.
Trop bonne, trop conne.
La gentillesse de Nicole, les gens l’ont vite repérée, et le piège s’est refermé. Ce qu’elle a commencé à faire par gentillesse, elle le fait maintenant par habitude. Forcément, quand Nicole est remplacée, ça leur fait tout drôle aux gens. Les autres ne sont pas aussi gentilles. Elles n’arrivent pas en avance et ne partent pas en retard. Elles ne leur donnent pas leur numéro de portable pour qu’ils puissent décaler les prestations ou demander de « prendre le pain en passant ». Non, les autres ne sont pas aussi gentilles. Alors ils appellent Madame Grandchef pour demander qu’on leur envoie Nicole. Les vieux aiment Nicole, Madame Grandchef aussi, tout va bien.
Tout va bien? Non, pas vraiment. Nicole habite loin. Une heure de route le matin, une heure de route le soir, c’est fatigant. Surtout le week-end, avec les horaires en coupé. Parfois, pour bosser vingt heures, Nicole vient cinq fois quatre heures. Pour bosser vingt heures, elle fait donc dix heures de trajet. Mais Nicole ne dit rien. Parce qu’elle est gentille. Et puis aussi parce qu’elle ne veut pas se faire remarquer. Et puis aussi parce que Madame Grandchef a pris l’habitude de refiler les horaires de merde à Nicole, vu qu’elle ne dit jamais rien.
Trop bonne, trop conne.
Nicole est en CDD, comme quasiment toute l’équipe. CDD renouvelable chaque année. Certaines filles sont là depuis quinze ans. En CDD. C’est comme ça dans la fonction publique, on ne s’étonne plus de rien.
À chaque fin d’année, Madame Grandchef nous reçoit dans son bureau pour faire le point. On reçoit notre note et notre appréciation, on parle de ce qui va ou pas, on exprime nos souhaits pour l’année qui vient. Grand moment de stress pour tout le monde. Notre contrat peut s’arrêter là, dans ce petit bureau, face à Madame Grandchef. Alors on se fait humble, on dit que tout va bien, oui oui, tout est parfait, vraiment. Et puis on se redresse un peu sur notre chaise, et on ose… Juste, si on pouvait faire un peu plus d’heures, ce serait bien… Et puis une formation aussi, si c’était possible. Une formation d’auxiliaire de vie… Ou d’AMP… Ou une VAE, oui, ça serait bien ça… Oui mais non (souvenez-vous, j’en ai parlé ici). Pas possible. Trop cher. Pas le moment. Pas le temps. Pas assez d’expérience. Pas prioritaire. Bref, Madame Grandchef a toujours réponse à tout. Et comme elle est futée, elle n’écrit jamais rien. Ça reste entre nous, dans le bureau. Pas d’écrit, pas de preuve. Pas de demande, pas de refus. Et nous, on la croit. Et Nicole la croit aussi.
Trop bonnes, trop connes.
Je ne suis plus à Morteville et je ne m’en plains pas. Financièrement, je galère, mais je sais que ça ira mieux dans quelque temps, quand j’aurai mon diplôme d’aide-soignante. Parce qu’avec un vrai diplôme j’aurai un vrai boulot, avec des vrais horaires et un vrai salaire. Je serai pas riche pour autant, mais au moins j’aurai cessé d’être pauvre.
Finalement, je l’aurai eue ma formation. Et mine de rien, c’est un peu grâce à Madame Grandchef. Si elle savait!
Et Nicole? Ben Nicole, rien. Elle est toujours à Morteville, elle vient de signer un CDI. Toujours pas à temps plein, mais Madame Grandchef a laissé entendre que d’ici un an ou deux, peut-être…
Toujours pas diplômée, mais Madame Grandchef lui a redit que ce n’était pas le moment. Mais dans un an ou deux, peut-être…
Trop bonne, trop conne.
Pourquoi je vous raconte tout ça? Parce qu’hier c’était la journée de la solidarité, vous savez, cette fameuse journée où on travaille pour rien, enfin non pas pour rien, pour les personnes âgées et/ou handicapées. D’après vous, que devient l’argent récolté ce jour ? En principe, « cela se traduit par le recrutement de personnels en maisons de retraites ou en structures spécialisées, le financement d’heures d’aide à domicile, l’aide à la modernisation ou à la reconstruction de maisons de retraites ou d’instituts spécialisés pour personnes handicapées, ou encore le renforcement de la professionnalisation des services d’aide à domicile. » (source : Dernières Nouvelles d’Alsace)
Bien. Chouette projet non ? Et maintenant relisez la dernière ligne : « renforcement de la professionnalisation des services d’aide à domicile ».
Voilà.
Trop bonne, trop conne.
PS : Madame Delaunay, je vous dédie ce billet. Non que je vous trouve « trop bonne trop conne », mais tout simplement parce que j’aimerais que pendant vos nombreux déplacements vous regardiez aussi du côté des auxiliaires de vie, ces présences discrètes et pourtant si souvent indispensables au maintien à domicile des personnes âgées.
Publié par Babeth
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