Solange, 94 ans, vit seule, chez elle. Elle n’a le
droit qu’à deux heures d’aide par jour au titre de l’APA, l’aide aux
personnes dépendantes, créée par la loi de février 2002. Il y a
dix-huit mois, on lui a coupé la jambe, elle souffrait d’artérite. Elle
craint par-dessus tout que la maladie gagne l’autre jambe. Si cela
arrive, elle n’aura plus le choix, il lui faudra partir à la maison de
retraite. Mais, elle l’a dit, elle n’ira pas, d’ailleurs elle a ce
qu’il faut, caché là sous l’oreiller, pour alors en terminer. Plutôt
mourir que de partir.
Maurice, 93 ans, attend des journées entières devant une télévision
assourdissante dont il est l’otage abruti et résigné. Que fait-il à
l’hôpital ? Depuis que sa femme est morte, il est resté aussi longtemps
qu’il a pu dans son HLM. Mais là, il semble qu’on a décidé que cela ne
pouvait plus durer. Alors, il voudrait mourir, un matin ne plus se
réveiller. Car c’était sa vie, il l’aimait, il n’en veut pas d’autre.
Denise, 78 ans, souffre depuis onze ans de la maladie de Parkinson, la forme paralysante, explique sa fille. «Elle
habite au-dessus de chez moi, j’y suis matin, midi et soir, je voudrais
tellement pouvoir la garder chez elle jusqu’au bout, mais je ne sais
pas si j’y arriverais, je suis menue et c’est si dur toute seule. Elle
en mourra de partir, et moi de ne pas avoir pu tenir…»
Ces histoires sont quotidiennes, chacun de nous les a vécues, avec
les angoisses que chacune charrie. Aujourd’hui, aux situations
d’isolement et de dépendance engendrées par la vieillesse, la
principale réponse de la collectivité est l’hébergement collectif.
Pourtant, à entendre ceux qui sont concernés, ce n’est vraiment pas ce
qu’ils veulent, ou si rarement ! Pourquoi l’autre branche de
l’alternative reste-t-elle si peu développée : l’aide massive au
maintien à domicile, jusqu’au bout, de toutes les personnes qui le
souhaitent ? Certes, l’idée n’est pas récente et plusieurs plans
successifs ont eu pour objectif de développer des services à la
personne, mais les efforts restent trop lents et trop timides.
Pourtant, les arguments ne manquent pas.
Le premier est une conception du vieillissement vu comme une
continuation de soi-même, devant s’inscrire en cohérence avec une
histoire de vie, et non dans la rupture, le vieillissement comme «la continuation du processus de construction de son identité sociale», comme le dit Vincent Caradec, sociologue du Gracc [Groupe de recherche sur les actions et croyances collectives, ndlr] à l’université de Lille.
Le deuxième est la place montante d’une certaine revendication
autonomiste et individualiste. Ne faut-il pas l’admettre et reconnaître
qu’à ce titre il y a une grande violence à imposer une vie en
collectivité à des hommes et des femmes dont l’un des principaux
combats a été de tenter d’acquérir, au fil des ans, toujours plus de
moyens financiers, affectifs et culturels pour leur autonomie ?
Le troisième envoie à une relecture de la notion de dépendance. «Il y a deux visions de la dépendance liée à la vieillesse, dit Bernard Ennuyer, sociologue et directeur d’un service d’aide à domicile.
Celle qui renvoie à la dépendance fonctionnelle et celle qui renvoie à
la perte d’autonomie, au sens d’une personne n’ayant plus la capacité
de se fixer à elle-même ses propres lois. La confusion des genres est
fréquente et elle amène trop souvent à considérer ceux qui ne peuvent
plus accomplir seuls les principaux actes de la vie quotidienne comme
n’ayant plus le droit de décider pour eux-mêmes de la façon dont ils
veulent vivre.» D’autres arguments, d’ordre plus collectif cette
fois, plaident eux aussi en faveur d’une augmentation massive de l’aide
au maintien à domicile de nos aînés. Ils relèvent de la politique de
protection sociale, tout autant que de celles de l’emploi, de l’habitat
et de la santé.
Il est urgent de refonder la notion de solidarité sur celle de lien
social plutôt que de protection sociale. En effet, il est trop facile
de s’estimer quitte d’un devoir citoyen de solidarité, au prétexte de
l’importance des cotisations sociales que l’on paie. Et on peut
s’interroger sur le sens d’un système national de protection sociale
qui, en contrepartie d’une grande solidarité financière, aboutit à
amoindrir le lien social.
Les services à la personne sont depuis longtemps reconnus comme une
réserve encore abondante de création d’emplois. Reste à mettre en œuvre
la politique qui convient pour véritablement favoriser leur
développement, autrement que de façon marginale. Pour cela, il faut
imaginer au plan financier des mécanismes d’incitation plus puissants
qu’aujourd’hui et qui ne profitent pas qu’aux riches, mais aussi un
réel accompagnement en termes de formation, d’encadrement et
d’évaluation.
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